Céline m'emmerde (par Léon-Marc Levy)
Céline m’emmerde. Profondément et à jamais. Rien à voir avec le débat aussi répétitif que vain sur L’homme/L’écrivain, la Collaboration, l’antisémitisme et tout ça. Céline m’emmerde – gravement – parce que ses livres m’emmerdent.
D’un écrivain et de ses livres, j’attends d’abord – au-delà de l’étonnement, du plaisir, du divertissement, de la réflexion, bref des affects immédiats de lecteur – fondamentalement deux dimensions essentielles à mes yeux : l’universalité et le style. Avec Céline je n’ai ni l’un ni l’autre.
Quel que soit le sujet que Céline aborde, la guerre, l’humanité, les femmes, la modernité, l’amour, il ne nous sert toujours que la même soupe : ses symptômes, son moi, sa haine de l’existence, sa vision du monde, son bric-à-brac aussi pitoyable que grotesque. En gros, Céline n’a d’autre préoccupation que Céline et c’est terriblement ennuyeux parce que les préoccupations de Céline sont tristes (Spinoza aurait parlé de passions tristes), étriquées, rabougries, égocentriques et surtout obsessionnelles. Où est le souffle de l’humanité dans n’importe laquelle de ses œuvres ? On répond Le « Voyage » ? Pas besoin d’attendre le naufrage littéraire des œuvres ultérieures, c’est déjà un sinistre pamphlet : contre la modernité, contre les hommes, contre l’organisation sociale, contre, contre, contre. Jamais pour et c’est là qu’on atteint la première limite insupportable de Céline : on ne trouve trace dans son œuvre d’aucune forme d’engagement positif.
Je ne parle pas particulièrement d’engagement politique, mais d’engagement, esthétique, philosophique, moral, littéraire, de quelle que sorte que ce soit. Le nihilisme célinien est un vaste désert, d’une pauvreté hallucinante. Pas une aspérité où accrocher le moindre élan, pas un rêve où rêver avec lui, pas un horizon où porter le regard, pas une phrase où je peux me reconnaître avec mes passions ou mes failles. Céline parle d’un monde fermé, celui de l’aigreur éternelle qu’il vomit au long de ses pages. Jamais je ne comprendrai l’intérêt qu’il suscite.
Par son style donc ? L’affaire est encore plus grave. Quelle est donc la dérive qui a pu conduire à l’encensement du « style » de Céline ? Quoi, un enchaînement permanent de phrases exclamatives (comptez donc le nombre de points d’exclamation en une page), souvent nominales, hachées, constamment scandées de points de suspension dont on ne comprend jamais le sens, dans un vocabulaire aussi riche que celui d’un comique troupier :
« Ah ! c’est bien terrible quand même… on a beau être jeune quand on s’aperçoit pour le premier coup… comme on perd des gens sur la route… des potes qu’on reverra plus… plus jamais… qu’ils ont disparu comme des songes… que c’est terminé… évanoui… qu’on s’en ira soi-même se perdre aussi… un jour très loin encore… mais forcément… dans tout l’atroce torrent des choses, des gens… des jours… des formes qui passent… qui s’arrêtent jamais… Tous les connards, les pilons, tous les curieux, toute la frimande qui déambule sous les arcades, avec leurs lorgnons, leurs riflards et les petits clebs à la corde… Tout ça, on les reverra plus… Ils passent déjà… Ils sont en rêve avec des autres… ils sont en cheville… ils vont finir… c’est triste vraiment… c’est infâme ! » (Mort à crédit).
Hors l’invective insultante, quel intérêt littéraire – ou linguistique – donner à cette diatribe ? Et à toutes les autres, car pas un passage de Céline n’échappe à cette logorrhée indigente. Hurler sa victimisation n’a jamais fait de bonne littérature. Pas plus d’ailleurs que l’étalement des bons sentiments. L’acte littéraire implique simplement et toujours que l’auteur prenne distance de l’affect. L’affect pur, écrit, n’est pas littérature, il est gueulante, pamphlet, tract, profession de foi, doléances. Il est éructation de ce qui ne peut être géré dans le réel. Il est – dirait Jean-Claude Milner – ce qui relève du registre de l’insulte, pas de l’écriture.
« Et cependant, j’étais pas coûteux. On m’offrait au “pair”, juste le logement, la nourriture… Mes parents étaient bien d’accord. Je n’avais pas besoin d’argent qu’ils répétaient à mon oncle… J’en ferais sûrement mauvais usage… Ce qu’était beaucoup plus essentiel, c’est que je retourne plus chez eux… C’était l’avis unanime de toute la famille, des voisins aussi et de toutes nos connaissances. Qu’on me donne à faire n’importe quoi ! qu’on m’occupe à n’importe quel prix ! n’importe où et n’importe comment ! mais qu’on me laisse pas désœuvré ! Et que je reste bien à distance » (Mort à crédit).
La gangrène de l’invective est devenue « style ». Même pour parler de ses chiens. Points d’exclamation. Points d’interrogations. Points de suspension. Le style de Céline est là résumé :
« A Meudon, Bessy, je le voyais, regrettait le Danemark… rien à fuguer à Meudon !… pas une biche !… peut-être un lapin ?… peut-être !… je l’ai emmenée dans le bois de Saint-Cloud… qu’elle poulope un peu… elle a reniflé… zigzagué… elle est revenue presque tout de suite… deux minutes… rien à pister dans le bois de Saint-Cloud !… elle a continué la promenade avec nous, mais toute triste… c’était la chienne très robuste !… on l’avait eue très malheureuse, là-haut… vraiment la vie très atroce… des froids -25°… et sans niche !… pas pendant des jours… des mois !… des années !… la Baltique prise… » (D’un château l’autre).
Tous des « connards », des « pilons », des « minables », des « raclures ». Céline aurait pu faire l’économie de l’antisémitisme, son monde est un torrent de haine de tout et tous, exprimé dans un style qui est la répétition sempiternelle de la même phrase avec – à un iota près – les mêmes mots.
S’il suffisait de vociférer son malheur et sa haine pour être grand, on en aurait de grands écrivains. Et on en a mais ils font tout l’inverse : Hugo, Steinbeck, Fante, Giono par exemple. Et même parmi ceux des écrivains qui disent l’amertume et la douleur, tous ont trouvé le pas de distance énonciative qui fait la littérature.
Charles Baudelaire en est sûrement le plus parfait exemple. Ses pauvres Emoenitates Belgicae, éructation « célinienne » de son horreur de vivre, sont le triste témoignage de ce qu’est l’affect pur en littérature. Mais son œuvre, son œuvre immense, Baudelaire l’a produite selon ce vecteur qu’il nous livre à l’aurore des Fleurs du Mal : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or ».
Céline n’a jamais quitté la boue. A défaut de partager mon avis, vous savez au moins pourquoi il m’emmerde.
Et que les céliniens, grands amateurs de pamphlets, ne viennent pas me reprocher mon ton pamphlétaire.
Léon-Marc Levy
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