Céline en Afrique, Pierre Giresse (par Augustin Talbourdel)
Céline en Afrique, Du Lérot Editeur, février 2019, 184 pages, 30 euros.
Ecrivain(s): Pierre Giresse
« Quand la vie de Céline sera bien connue, elle paraîtra aussi étonnante que son œuvre », dixit Dominique de Roux (Céline et ses classiques, Marc Hanrez). Pour bien connaître la vie de Céline, il suffirait de se pencher sur ses romans ou de se rendre sur les lieux où il est passé. Pierre Giresse a fait les deux. Ainsi s’est-il rendu au Cameroun, sur les pas de Céline qui, après ses quelques mois au front et un premier séjour londonien, a vécu à Bikobimbo – que l’auteur du Voyage au bout de la nuit orthographie « Bikomimbo », volontairement ou non – pour une période de neuf mois, entre 1916 et 1917. En Afrique naît la passion de Louis Destouches pour la médecine – « de voir des médecins, je trouvais ça épatant ». En Afrique naît aussi une plume. À Bikobimbo, Louis Destouches est non seulement « médecin sans diplôme », selon l’expression de P. Giresse, mais aussi écrivain sans roman.
« Je promène aussi mes personnages en Afrique, autre expérience qui compte », écrit Céline dans une lettre à Joseph Garcin. Pierre Giresse le rappelle : la guerre n’a pas le monopole de l’univers célinien. Non seulement parce que Céline, dans le Voyage, consacre sensiblement la même attention à l’épisode militaire qu’à l’épisode africain, mais aussi et surtout parce que Bardamu se comporte de la même façon dans l’un et dans l’autre : à la guerre comme à Fort-Gono, il s’engage par hasard, s’échappe par chance et considère ces deux expériences avec le même dégoût. « La guerre me répugne. C’est la guerre qui m’a donné le sentiment de la révolte. Je n’oublie pas. Mon délire part de là ». Début et apogée de l’odyssée célinienne, l’épisode camerounais a ceci de particulier qu’il associe l’horreur de la guerre au climat insupportable de l’Afrique, puisque Giresse rapporte que, dans sa correspondance de l’époque, Céline mentionne à plusieurs reprises la chaleur, étouffante.
Paradoxalement, l’univers africain est davantage perceptible dans les œuvres de Céline où l’intrigue n’a justement pas lieu en Afrique, c’est-à-dire ailleurs que dans le Voyage et dans L’Église, pièce de théâtre que le romancier considère comme « ratée ». La première traversée de la Manche de Ferdinand dans Mort à Crédit, par exemple, s’inspire du voyage apocalyptique de Louis Destouches sur le bateau qui l’emmène à Douala.
Bien que Giresse refuse de rapprocher le Voyage du Cœur des ténèbres de Conrad, il n’en demeure pas moins que l’un et l’autre offrent des Virgile tels qu’il n’en existe dans aucun roman, Bardamu légèrement plus hasardeux que Marlow dans la descente, le long des neuf cercles d’un Enfer qui a tout de celui de la Commedia. Dans chacun de ses romans, Céline n’a fait que revenir sur ses traces, celles du Voyage, les traces laissées dans une forêt africaine – « énorme gare amoureuse et sans lumière, pleine à craquer » – qui l’inquiétait plus qu’un champ de bataille. Des déambulations londoniennes des Guignol’s band à la débâcle allemande de Nord, les mésaventures invraisemblables de Ferdinand Bardamu, puis de Ferdinand seul et enfin de Céline – à partir de la trilogie allemande, Céline est à la fois auteur, narrateur et protagoniste, les trois fonctions d’un « chroniqueur » –, rappellent à bien des égards le périple du jeune Destouches dans la forêt camerounaise.
Louis Destouches est bel et bien mort deux fois : en Argonne et à Rio Muni, sur le champ et au fond d’une colonie africaine. Céline n’a jamais fait qu’écrire à partir de ces morts, à partir de sa mort.
Augustin Talbourdel
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