« Ce soir, on répète », par Marie du Crest
L’assiette du lieu estoit très belle et agréable ; ayant la veue de la montagne et de la plaine, et mesme de la délectable rivière de Lignon, depuis Boën jusques à Feurs
Honoré d’Urfé
A Jean-Claude Berutti
Le château de Goutelas entre dans l’ombre rapide de décembre, faisant disparaître au-delà des douves herbeuses le paysage de l’Astrée. Le temps du théâtre peut commencer, non pas le théâtre du plateau, des lumières, des décors, de la salle impatiente, mais celui de son étrange laboratoire : la répétition. Un metteur en scène (Jean-Claude Berutti) assis derrière une longue table chargée de livres, de feuillets épars, regarde, intervient, fait des gestes, demande de reprendre aux deux comédiens qui lui font face (Christian Crahay et Nicole Olivier), dans une salle à la moquette rouge, sous la charpente du château.
La répétition est épure : un méchant bout de papier sera une fleur dans les cheveux ou des billets de banque ; de simples chaises en plastique comme mobilier et un sofa improvisé. Seul un petit service à thé ou une paire d’escarpins dorés tiennent lieu de signes réels de la fable dramatique. Il y a dans tout ceci quelque chose des gestes enfantins qui imitent, miment des situations imaginaires, des jeux, des saynètes. La répétition « désosse » l’illusion du théâtre dans ce va-et-vient entre le jeu des personnages et la réalité physique des comédiens. Elle dévoile le passage de l’un à l’autre que la représentation justement cache comme un secret impérieux. Lorsque le jeu ne prend pas le dessus parce qu’un geste, un mouvement des doigts, une intonation, le tempo de la parole, la réalité, ressurgit : le comédien insatisfait se corrige et le metteur en scène commente. La répétition est reprise, recommencement du même passage comme le musicien reprend à telle ou telle mesure le morceau qu’il travaille. Et cela autant de fois qu’il le faudra. Les quelques spectateurs (non, une poignée d’observateurs) réunis sous les combles du château scrutent la fabrique théâtrale qui donne au texte chair et tessiture et trahit magnifiquement « l’ambiance factice et illusoire » de la représentation. Ce soir, on répète des parties du spectacle Moi, Pirandello qui sera présenté au théâtre de Roanne, le 22 janvier.
Pirandello et son théâtre investissent justement ce territoire incertain où se pose la question de ce qui fait que les comédiens deviennent des personnages, que le metteur en scène ne soit plus nécessaire et que le public de la salle soit le public de l’œuvre dramatique. Théâtre dans le théâtre. Vertige de cette répétition durant laquelle tout se montre ; durant laquelle le metteur en scène JC Berutti, doublé par son assistante en valet, lance : Quand vous voulez.
Je rêve (mais peut-être pas) est une pièce en un acte de l’auteur italien. Que dit le rêve de la réalité, que dit le théâtre de ce qu’il représente ?
La comédienne est une belle garce de comédie américaine qui sort de son sommeil, de ses songes, allongée sur son sofa improvisé. Quelqu’un frappe à la porte : l’assistante dans un coin de la pièce, sans coulisses, tape vigoureusement sur un rebord de fenêtre. La comédienne comme une danseuse travaille sa gestuelle : se dresser avec élégance et s’asseoir. Et à un moment, le metteur en scène dit :c’est très bien. La situation, la logique de la scène sont enfin là. Ils les tiennent. Celui qui vient, c’est un vieil amant qui n’est plus dupe de l’infidélité de celle pour qui il joue au cercle afin de lui acheter la parure dont elle a envie. Le coffret à bijoux, simple boîte de carton, placé sous une chaise qui fait office de guéridon, bien visible comme s’il n’était pas besoin pour le comédien de feindre l’aveuglement du personnage de l’amant trompé, gît sur le sol. Il faudra au comédien, avec sa partenaire de jeu, ignorer cette présence de l’accessoire.
Cela dure longtemps, cette recherche dans la voix, dans le corps tout entier, pour se déposséder de ce que sont les vrais Nicole et Christian. Ils iront jusqu’à se demander si le thé servi devra être tiède ou bouillant pour que toutes les intentions y soient. De temps en temps pourtant ils n’en peuvent plus de cette tension entre deux mondes ; alors ils éclatent de rire ou lâchent quelques jurons. La vie a ses faiblesses touchantes.
Enchaînement : Ce soir, on improvise. Christian Crahay devient le metteur en scène, devient Pirandello en personne, et Nicole, l’une de ses comédiennes ainsi qu’Alix, tout à l’heure doublure de JC Berutti, se liguent contre sa tyrannie. Des comédiennes jouent des comédiennes qui ne sont que des personnages.N’oublie pas le public, Nicole, s’exclame le chef de troupe Berutti. Christian, dans son rôle, jubile, tape du pied, enrage et est pourtant déjà vaincu face à ces comédiennes en révolte qui veulent le chasser. A la répétition, on improvise aussi mais pour bannir l’improvisation. Tout sera noté, retenu pour la mise en scène. Le spectacle aura lieu dans la gloire de ses artifices, dans un vrai théâtre à l’italienne, loin du petit château au milieu des vignes. Le public alors comprendra que le théâtre se joue de tout.
Moi Pirandello est une production de la compagnie Jean-Claude Berutti, en collaboration avec le théâtre de Roanne et le Public à Bruxelles.
Marie Du Crest
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