Ce qui sauterait aux trois yeux d’un Martien fraîchement débarqué, Éric Pessan (par Didier Ayres)
Ecrit par Didier Ayres le 14.10.19 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres
Ce qui sauterait aux trois yeux d’un Martien fraîchement débarqué, Éric Pessan, éditions Lanskine, juin 2019, 56 pages, 13 €
Dénoncer
Avec le second volet de mes trois articles consacrés à des parutions récentes des éditions Lanskine, j’ai changé d’univers littéraire et je me suis trouvé dans une poésie plus engagée, plus en relation avec les problèmes (sociaux notamment) de notre monde contemporain, son injustice et sa dureté. Je ne décrirai pas les maux que dénoncent ces poèmes, mais j’essaierai de dire quelques mots cette fois-ci sur la fabrication des poèmes, et sur cela en quoi ils pointent du doigt la petitesse de nos existences d’homme. Le poème devient ainsi un lieu où être ensemble, pour montrer l’irrégularité de nos humeurs, nous qui sommes pris dans les rets d’une société d’aujourd’hui pleine de brutalités et d’inégalités. C’est une poésie de la banalité de nos tourments, devenue lieu de partage des hypocrisies ordinaires, d’une société ingrate, là où le monde ordinaire reste quand même une énigme. On ne sait pas pourquoi l’homme est si mauvais, pourquoi le monde est si mal fait, construit sur tant d’idées arbitraires, de partialité, de scélératesse.
Ce qui rend possible ce regard acide, cynique ou ironique, c’est l’œil du poète qui, comme dans Les Lettres persanes, voit le monde sans œillères. D’ailleurs, il y a parfois de l’humour, quelque chose de cinglant qui rend supportable cette lumière qui éclaire notre société, ses petitesses, ses impostures et ses mensonges. Ces textes explorent la banalité, expriment ainsi un point de vue politique, et sont une littérature rare car traitant d’un réalisme piquant, dur, lucide. Ils interrogent l’insignifiance et la trivialité de nos petites réalités.
Une qui, placée derrière son rideau, regarde s’agiter la rue ; à part avec la jeune fille qui livre les repas chaque matin et avec le médecin chaque mois pour le renouvellement de ses ordonnances, cela fait combien de temps qu’elle n’a pas échangé un mot ?
ou
L’imbécile ne connaît pas la valeur d’une juste parole ni même la difficulté d’une pensée élaborée, alors il parle, parle et parle encore, se réconfortant au son de sa propre voix, clapotant dans sa médiocrité sans que jamais le doute ne vienne l’interrompre, s’écoutant parler et trouvant dans ses propres affirmations péremptoires la confirmation des idées saumâtres et mal dégrossies qui lui naissent à hauteur des tripes.
Mais passant l’imbécillité dénoncée par le livre, et toutes les facilités de notre époque en quoi les choses sont mal faites – mais quel être humain n’est-il pas toujours brutal et sans excuse ? – il reste encore des thèmes plus noirs et peut-être seulement abordés par l’art, et ce sont les pages les plus fortes à mon sens du recueil, celles qui traitent du cannibalisme, qui portent plus haut l’horreur. Dans ce long passage de l’ouvrage, j’y ai vu l’expression d’un Goya, du Goya de Saturne dévorant fils, ou du Duel au bâton. La métaphore qu’inspire la pensée des affres, de la férocité, du cauchemar humain, se tend vers l’étrange et la malsaine conformation du héros de La Métamorphose.
C’est littéralement ce que cela paraît être : un cannibale me bouffe vivant pendant que j’écris ces lignes, il tire jusqu’à emporter le morceau et pendant qu’il mâche ma chair crue, j’avance au fil de mon texte […].
Ce texte, violent et beau à la fois, s’adresse à la peur, à la révolte, aux abîmes sanglants de l’être, à la prédation indéfectiblement en relation avec la trame humaine, sorte de pierre d’angle pour cet ouvrage d’Éric Pessan. L’être humain est mauvais, il ne lui reste aucune excuse, seule l’ironie ou le cynisme lui permettant de survivre à toutes ces brutalités existentielles. J’ai donc traversé cet univers qui est construit sur ses propres lois, instruisant le procès de l’homme en cette société de notre temps avec méthode, montrant la bestialité sans lumière de notre sort, pensée aigre, dure. Je quitte donc cet ouvrage, sûr de la communauté de nos maux. Et pour le dernier volet de mon exploration des publications récentes de l’éditrice Catherine Tourné Lanskine, je reviendrai la semaine prochaine pour une lecture qui déjà me fait un horizon d’attente. J’en ferai état ici, dans les pages de La Cause littéraire.
Didier Ayres
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A propos du rédacteur
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Rédacteur
domaines : littérature française et étrangère
genres : poésie, théâtre, arts
période : XXème, XXIème
Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen. Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.