Ce matin maudit (1) (par Nadia Agsous)
La clé…
Où as-tu laissé la clé de la porte de la maison de tes commencements ?
– Quitte ton monde, va et ne reviens pas ! Arrache-toi de ce monde fade, sombre et cruel qui avale ta lumière, douce et féerique, pour enfanter des êtres haineux et hideux qui s’en vont subjuguer le monde et sa horde silencieuse et servile.
Va-t’en poursuivre le chemin de ta destinée. Ne regrette rien. Le regret est l’arme des faibles, il cultive la vulnérabilité, engendre la culpabilité, emprisonne et tient en laisse les esprits les plus avertis pour les donner en pâture à ces Êtres sans joie, ni foi, ni loi qui se comportent en conquérants dans ton monde fade, sombre et cruel.
Plus rien ne sera plus comme avant ; le soleil ne brillera plus pour toi, ses feux jadis étincelants se sont éteints. L’obscurité a investi les artères de ton cœur qui bat au rythme des pas de ces Êtres sans joie, ni foi, ni loi qui cultivent la décrépitude et l’illusion d’être.
Les Dieux du Hasard l’ont décidé cette nuit, pendant que tu rêvais d’amour et que la vie belle et trépidante explorait les blancs des tréfonds de tes passions furieuses, fantasmées et inassouvies. Leur décision est tombée comme un couperet ; sentence tranchante et irréversible. Le ciel a tremblé de peur ; la lueur des étoiles a vacillé ; l’univers s’est assombri, soudain. Recroquevillée sur le lit de ta folie apprivoisée, tu as poussé un cri déchirant dans ton sommeil agité. Les Dieux du Hasard l’ont entendu. Ils ont échangé des regards complices et triomphants et ont tourné le dos à ton corps qui tremblait de froid. Et dans la lumière blafarde du petit jour naissant, tu es restée seule, face à ton désarroi nocturne qui ravageait tes entrailles. Oh cette odeur, immonde ! Elle imprégna ton âme et infecta la mémoire de tes jours heureux.
Ne t’attarde pas sur le seuil de la maison de tes commencements, ce lieu maudit, déserté par les anges de la bénédiction. Lève-toi de ton lit, brise les chaînes de ta prison et n’emporte rien avec toi !
Va-t’en sur les chemins du hasard, nue, dépouillée de tes illusions, débarrassée de tes oripeaux. Va-t’en et laisse ta demeure aux chiens errants ; tu les entends, ahouahou, Wouf ; ils aboient. Tu les vois, ils sont nombreux sur le seuil de la porte de la cour de Beyt el Hilwa. Les feuilles du citronnier sont jaunes de vieillesse. La terre du jardin de ton père est moite et infectée de vers de terre. Une main maligne les a lâchés dans le terreau de ton asile ancestral. La vigne de ton père s’est desséchée ; le goût des grappes de raisin est âpre.
Va, cours !
Ils sont arrivés ce matin à l’aube par petits groupes ; discrètement. Ils se sont installés au coin de la Grande Rue et guettent ton arrivée. Je les vois, ils scrutent, observent, regardent, épient.
Va, fuis-les !
Ils t’attendent de pied ferme. Ils s’impatientent en jurant. La haine irrigue leurs cœurs. Dès qu’ils sont arrivés, ils ont occupé les points stratégiques de la Grande Rue et se sont proclamés maîtres des lieux. A l’heure où je te parle, ils s’apprêtent à occuper la maison de tes commencements. Sabre à la main, bave d’escargots étranglés au coin de leurs lèvres. La haine enlaidit leurs visages mortifères. Je les vois. Ils défoncent la porte, ils ferment les fenêtres, ils tuent chats et chiens. Ils étouffent la vie et engloutissent les grappes de raisin de la vigne de ton père. Ah, ce goût âpre !
La clé ? Où as-tu laissé la clé de la porte de la maison de tes commencements ? Ils la cherchent partout ; ils ont tout mis sens dessus dessous. Ta maison natale, jadis havre de paix, est devenue un immense champ de bataille ; le monde vient de sombrer dans une guerre sourde, froide ; elle frappe aveuglément.
Va, cours et ne reviens pas !
La clé ? Où as-tu laissé la clé de la porte de la maison de tes commencements ?
Ils la cherchent partout.
Ils ont horreur d’attendre. Ils sont fous de rage, rouges de colère, jaunes d’impatience. Je les vois, ils hochent leurs têtes ; ils frottent leurs mains ; ils balancent leurs corps ; ils gesticulent dans tous les sens. Ils marmonnent leur mal-être ; ils ressassent leurs douleurs ; ils hululent comme des chouettes blessées.
Va, cours, avant qu’ils t’engloutissent !
J’ai envie de vomir. j’ai envie de pleurer. Mes vomissures éclaboussent leurs âmes noires de haine. Mes larmes se métamorphosent en pierres massives ; je te les offrirai pour re-construire la maison de tes commencements, lorsque la guerre aura cessé ; lorsque ces Êtres sans joie, ni foi, ni loi auront été vaincus.
Va, te dis-je !
Vite, dévie ton chemin et ne te retourne surtout pas ! Leur colère te portera malheur. Va avant qu’ils n’arrachent ta langue et aspirent la mémoire de ton peuple ! Ne les fais point attendre.
Va, ne te retourne pas.
Et ne reviens surtout pas !
A suivre…
Nadia Agsous
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