Ce dont il ne reste rien, poème de Lionel Jung-Allégret
Ce dont il ne reste rien, avril 2017, Encres de Catherine Bolle, 63 pages, 18 €
Ecrivain(s): Lionel Jung-Allégret Edition: Al Manar
D’entrée l’exergue généreuse annonce / énonce une certaine gravité : le silence, la solitude, la peur de la mort comme mobile du crime des Hommes. Cependant l’autre face existentielle résiste, et subsiste un quelque chose contre ce qui ne serait que néant sans réponse aucune : une présence dans le silence (« tu es là » dans la citation empruntée à José Angel Valente, extraite de Au dieu sans nom) ; une parole surgie du silence même (« Tu parles toujours (…) », Edmond Jabès) ; la révélation du mobile du crime pour lever un peu le voile De la nature des choses, Lucrèce).
Ce dont il ne reste rien de Lionel Jung-Allégret, édité par Al Manar en avril 2017 et augmenté d’encres de Catherine Bolle, débute par ce curieux distique :
« Tu veux être l’écriture qui disparaît.
Etre celui dont il ne reste rien ».
Nous serions ici éloignés du vœu poétique de laisser une trace. Du poème dont la puissance est de laisser trace (René Char). Quelques vers plus loin le poète termine en suspension ce premier texte (en italiques) du recueil :
« Tu es ce que tu écris
et ce que tu écris
est Autre
… »
Ainsi le souhait du poète serait-il d’exercer une écriture du présent, dans la différence ?
L’appel habite la parole du poème (tel est défini Ce dont il ne reste rien, comme un long et seul poème) :
« La parole comme un rêve se fait serpent
souffle par les nues
appelle d’entre les temps
le jaillissement d’une soif ».
Parole fébrile à laquelle le réel, fugace et fugitif, échappe quelque peu, glisse sur des écueils en scintillement des apparences, d’un rien peut-être, mais qui nous fait cueilleur d’éphémères saisis d’un trait par le poète, dans le frôlement d’une lueur, « d’une avancée dans le silence ».
« On se sait là. A peine présents. Presque déjà partis.
Entre deux éclats d’une résonance qui n’est pas tout à
fait la nôtre. Qui n’est pas tout à fait visible ».
Le poète Lionel Jung-Allégret interroge et capte le mouvement des ondes et des éléments du monde où nous passons, arrête de ses mots le passage d’instants au cœur insondable d’une lumière traversant « toutes choses. Toutes mourantes ». Ce dont il ne reste rien s’appréhende peut-être là, dans ce qui ne se prend pas faute d’accroches saisissables, dans ce qui passe avant de s’éteindre. Et qui (se) fixe (par) le poème. « Une simple lueur où nous passons. / Qui glisse et qui s’efface ».
Cette fugacité, cette vie mourante des choses ne nous offrent du monde qu’une fraction de ses vibrations, de ses résonances.
« On regarde le monde dans une fraction.
Une marche si lente. Hors de portée. Presque
suspendue. Peut-être déjà l’amorce d’un recul
quelque chose qui vient ou s’en revient et dont on
connaît si peu ».
La poésie de Lionel Jung-Allégret est d’étincelle. Si le feu l’étreint soudain, l’extinction s’ensuit, « que l’on ne sait nommer. / Ne saurait voir. / À qui l’on s’abandonne malgré sa fuite à l’infini ».
Poésie du recueillement du monde en son retrait. En son va-et-vient de vagues de lumière en ressacs indicibles que le poème tente de dire, cependant, et fixe malgré tout sur la laisse des pages où nous passons, que nous traversons, lecteurs emportés dans l’écoulement, « la dissolution de ce qui passe ». Ceci dans le tempo de verbes nombreux conjugués à l’impératif qui impulsent le mouvement tout en le fixant par les attaches des mots.
« Parole étrangère à toute parole / étrangère à toute attente », le Poème traverse les lieux en leurs ruissellements fragmentés, et se hisse de l’étranger à l’inconnu, dans le retrait d’une parole qui cependant se donne.
Le temps file entre les doigts de notre passage à mains / à yeux nus et prend son inspiration, sa respiration, son aspiration dans la célébration des femmes, mémoire et source originelle du monde
« Femmes voilées de marbre et de fertilité.
Femmes fébriles devant la mort.
Ô Femmes.
Sœurs du désert. Des pierres arasées. Des terres cuites et
brisées dans les âtres secs. Dans la cendre des torses nus.
Ô Femmes aux multiples noms. Sœurs de vie, vouées à
la rage et aux alvéoles du vide.
(…) »
Le poète chante la Femme, toutes les femmes (mères, sœurs, « femmes soumises », « mèresanalphabètes », etc.)
« Écris pour elles.
Pour l’eau visée des rêves et le vent létal qui se vide entre
les arbres.
Pour leur parole tue. Retournée au bout du monde ».
Poésie de retrait, énoncée dans les ressacs du Dire et de l’indicible, celle « dont il ne reste rien » s’épèle aux points de capture et de rencontre du monde, avant de s’en approcher. Le monde s’atteint avant de se livrer, peu à peu et par les mots qui le révèlent patiemment.
L’Écrire de Lionel Jung-Allégret se déroule des cordes des livres, dans la brûlure de ce que le poète observe, touche et retient, « avec le froid » aussi, « (…) avec la peau de (s)es mots collée à (s)a peau».
« Ecris ce que tu sais. Ecris ce que tu es.
(…)
Ecris-le comme la seule respiration qui brûle dans l’air ».
Ce dont il ne reste rien nous reste comme sur le bout de la langue la prise d’une parole saisie dans le clair-obscur de sa venue et de son retrait, – lueur d’existence dans une bribe de regard tendu vers le monde, l’Autre
« J’écoute ce qui vient dans le silence bruissant du monde.
Ce qui me reste
quand déjà sa venue s’éloigne ».
Murielle Compère-Demarcy
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