Cavafy, Une biographie, Robert Liddell (par Patrick Abraham)
Cavafy, Une biographie, Robert Liddell, éditions Héros-Limite, avril 2021, trad. anglais, Eva Antonnikov, 288 pages, 24 €
« Reviens souvent me prendre,
sensation bien-aimée, reviens me prendre –
quand la mémoire du corps se réveille,
et qu’un désir ancien tressaille dans le sang »
C. C., Reviens (1922)
La biographie de Constantin Cavafy (né en 1863 et mort en 1933, le jour de son anniversaire, d’un cancer de la gorge comme Freud) par Robert Liddell, sortie en anglais en 1974, a enfin été traduite en français par Eva Antonnikov, aux éditions Héros-Limite, en avril 2021.
Arrivé à Alexandrie en 1941, Robert Liddell (1908-1992) n’a pas croisé Cavafy. Mais son érudition, sa connaissance intime de la ville où le poète a passé la presque totalité de sa vie, et qui fut pour lui la ville par excellence, sa familiarité avec son histoire, sa topographie et son cosmopolitisme, rendent son livre, même pour des lecteurs sans affinités préalables avec l’œuvre, de bout en bout passionnant.
Les amoureux de Cavafy qu’intriguait le personnage, chargé d’ombre, mystérieux jusqu’à présent, possiblement idéalisé, pourraient être déçus. Mais c’est inévitable. Peu de poètes en effet auront eu une existence en apparence aussi prosaïque que lui. Comme Pessoa à qui il ressemble par plus d’un trait, il voyagea avec parcimonie à l’exception d’un séjour en Angleterre dans l’enfance, de quelques années à Constantinople (le lieu d’origine de sa famille) vers la vingtaine et de brèves visites à Paris et Athènes. Son emploi de fonctionnaire à la fois zélé et désinvolte au Ministère de l’Irrigation sous l’administration britannique, trente ans durant, ses vanités mondaines (il revendiquait avec fierté une ascendance aristocratique du côté maternel, compensant un déclassement économique récent), ses habitudes réglées et, pour un regard extérieur, ternes de petit-bourgeois, sa faiblesse pour les friandises, son apolitisme en période de domination coloniale n’alimentent guère l’imagination. On est avec lui aux antipodes du mythe rimbaldien de la fulgurance adolescente puisqu’il ne parvint à trouver sa voix, et sa voie, qu’à l’approche de la cinquantaine, reniant ou détruisant la majeure partie de sa production de jeunesse. Si Cavafy doit être considéré aujourd’hui comme l’un des cinq ou six plus importants poètes du vingtième siècle, ce fut, dans sa naissance progressive à lui-même, dans sa vision laborieuse, tâtonnante, de ce qu’il apportait, de ce qui constitue sa singularité et qui touche tant ses admirateurs, au prix d’une longue patience, d’un effort que l’on aurait envie de qualifier d’héroïque.
On classe souvent la poésie de Cavafy en trois domaines : les poèmes « historiques », renvoyant pour la plupart à l’époque hellénistique et à Byzance, les poèmes « philosophiques » et les poèmes « érotiques » – « homo-érotiques » en l’occurrence. Liddell rappelle en quoi ces distinctions sont artificielles : de nombreux poèmes « historiques » évoquant par exemple un éphèbe mort dans la fleur de l’âge, le favori d’un monarque en Lybie occidentale ou en Syrie, un esthète de Commagène (« Tombeau de Lanis », « Tombeau d’Iassès », « Téméthos d’Antioche », « Myrès », etc.) sont aussi des rêveries érotiques et des méditations sur les ravages du temps et l’effacement des choses, passions privées comme empires. De même, les pièces les plus autobiographiques (A l’entrée du café ; Jours de 1903 ; La vitrine du bureau de tabac ; Le soleil de l’après-midi ; etc.) où, en quelques détails choisis, lumineux, s’esquisse le profil d’un jeune homme jadis aimé ou simplement désiré, où le contact furtif de deux corps se résume, se rattachent à une forme de poésie « historique » puisque, chez Cavafy, le travail de la mémoire est au cœur de l’alchimie poétique et qu’il faut pour lui que s’écoulent une ou deux décennies afin que se transfigure l’évènement personnel qu’il éclaire. Les commentaires de Liddell sur les poèmes et extraits de poèmes cités, au fur et à mesure de leur écriture, frappent par leur pertinence. En ce sens, cette biographie a pour principal mérite de proposer une remarquable introduction à l’œuvre.
Liddell consacre bien sûr un chapitre à la vie amoureuse ou mieux sexuelle du poète, tant elle a irrigué son inspiration, pour admettre que nous n’en savons pas grand-chose. Cavafy semble avoir pris conscience de son homosexualité, identifiée non sans trouble d’abord, puis acceptée sans drame, lors de la parenthèse constantinopolitaine. De retour à Alexandrie, il fréquenta avec assiduité les maisons de plaisir et les rues des quartiers louches aux rencontres faciles, nourrissant ainsi ses ruminations futures. Il ne tenta jamais d’apprendre l’arabe dialectal, alors qu’il était parfaitement anglophone et francophone, ni ne s’intéressa à la littérature arabe ancienne ou contemporaine, et moins encore à l’islam, et les ouvriers, matelots et employés de souche grecque comme lui, devine-t-on, l’attiraient surtout, même si des allusions à un certain « Sulaiman », désigné par une initiale dans ses carnets, indiquent qu’il fut également séduit par les garçons autochtones. Dans l’Egypte d’avant l’indépendance, Liddell le précise, les communautés ethniques et religieuses ne se mêlaient pas volontiers.
Les pages qui captiveront le plus concernent la relation particulière de Cavafy à la création poétique et à la langue grecque. Nous l’avons dit, il ne devint lui-même que tardivement, après la quarantaine. Parce qu’il se méfiait de l’édition traditionnelle, empêchant les repentirs, ses vers circulaient sous forme de minces plaquettes distribuées à des amis, à une poignée de critiques, puis de feuilles volantes manuscrites cousues dont il pouvait au besoin retrancher une pièce pour la supprimer, la corriger. Dans sa maturité, il n’achevait que deux ou trois poèmes par an, vérifiant avec soin une anecdote dans les rayons poussiéreux d’une bibliothèque, ressassant une strophe, pour l’améliorer, lors de ses déambulations urbaines, hésitant des mois sur un adjectif : une telle exigence émeut, déconcerte, ouvre un chemin. Plaise au Ciel qu’elle serve de leçon aux écrivains actuels en fringale permanente de publication !
L’autre originalité de Cavafy que souligne avec justesse Liddell tient dans sa position lors de la querelle linguistique de la fin du XIXème siècle entre les partisans du démotique (le grec moderne parlé, « vulgaire ») et de la katharévousa (le grec « littéraire », épuré, issu de l’héritage classique) tandis que se construisaient une langue et une identité « nationales ». Cavafy en réalité, comme Rabelais, Joyce et Céline mais avec ses moyens propres, ses ambitions, avec son goût de la concision, voire de la sécheresse, son refus de l’effusion, son scepticisme et son ironie (perceptibles lorsqu’il met en scène l’empereur Julien face aux chrétiens et Apollonios de Tyane), son lyrisme très contrôlé (les rimes sont rares ou pauvres chez lui, la syntaxe dépouillée), invente une langue, ne se soumettant aux contraintes ni du démotique ni de la katharévousa mais les contournant. Il ne la reçoit pas, cette langue ; il se la forge, intégrant et juxtaposant des tournures populaires cueillies au coin d’une rue, sur le port, dans un bistrot, au bordel, avant d’en essayer à son tour l’efficacité dans sa conversation quotidienne, et des mots et expressions recherchés, parfois tombés en désuétude depuis longtemps. Là furent sa force, son génie ; là réside sans doute cet héroïsme que nous mentionnions plus haut ; là en définitive se justifie et se transcende la banalité d’une existence telle que nous la raconte Robert Liddell.
Qu’est-ce qu’un poète ? Non peut-être celui qui pense et sent davantage, ou de façon différente, mais celui qui se souvient davantage, et de façon différente, d’avoir pensé et senti, et qui à ce souvenir réussit à accorder un style.
Cavafy ici rejoint Baudelaire et Proust – quoique Proust, masquant dans son roman et ailleurs ses préférences, se soit montré bien moins audacieux que lui.
Patrick Abraham
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