Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne
Dir. Sylvain Amic et Ségolène Le Men, Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne, Somogy éditions d’art, Musées de Rouen, Paris/Rouen, 2014, juin 2014, 39 €
Grâce à la publication de ce bel ouvrage, nous sommes, ne finissons pas d’être « à l’heure où s’accomplit la découverte de la cathédrale », pour reprendre la formulation de Charles Morice dans sa longue introduction à l’ouvrage d’Auguste Rodin Les Cathédrales de France, publié en 1914.
Cette découverte s’opère grâce à la vue d’abord (vraie grâce). Entrant en certaines cathédrales (qui nous donnent le sentiment d’être « faite[s] de toutes les cathédrales », comme l’a murmuré Morice), l’on est amené à être ébloui. Même s’il y a l’ombre, omniprésente, chaque cathédrale aimée perd immédiatement, dans le moment où l’on reconnaît cet amour qu’on lui porte, « son essence comme structure de pierre » (John Ruskin) pour recouvrer son essence comme structure de lumière. Émile Verhaeren, alors trop jeune pour assister aux offices, découvrit « comme en maraude » la cathédrale gothique d’Anvers et fut ébloui de voir luire « un autre soleil »*.
Et cet éblouissement que nous donne la cathédrale vient du soleil, de cet autre soleil que les constructeurs ont su graver invisiblement dans la pierre. Laquelle n’existe que pour approcher ou toucher les vitraux brûlés par la douceur des scènes de Jadis. Comme l’écrit John Ruskin dans La Bible d’Amiens (traduction de Marcel Proust), Notre-Dame (pour citer cet exemple) est « un amas de murs non pas nus mais étrangement travaillés par les mains d’hommes insensés d’il y a bien longtemps ». Aussi est-il tentant de s’ingénier à retrouver par les sens et l’imagination la vie de la cathédrale médiévale. Léon Bloy préconise – dans La Femme pauvre (1897) – de « remonter à cette source lumineuse », c’est-à-dire à la foi des premiers âges, en nous aidant des traces matérielles qui en portent le témoignage, sachant que ces hommes de jadis « traduisaient, comme ils le pouvaient, leurs extases, dans la pierre des cathédrales, dans les vitraux brûlants des chapelles ». « Les vitraux, résume Félix Schwarz, sont comme des voiles, qui occultent et révèlent en même temps l’ineffable ». Lux nova. Les verrières gothiques, nées à Saint-Denis, font entrer une lumière interrompue, du déambulatoire à la nef. La lumière entre sans entrave dans le chœur, à travers les vitraux des chapelles absidiales. Et, grâce à ce cheminement de la lumière, l’air circule librement.
Faites-refaites cette expérience : entrez dans la cathédrale de Rouen (par exemple) et laissez-vous saisir (connaissez le feu vif quoique métaphorique qui provoque « la coagulation quasi immédiate en surface » de nos sens), saisir par l’éblouissement. Et, parce que la polysémie ne doit pas vous laisser indifférent, laissez-vous prendre par cette main – la main de l’éblouissement. Conduire, guider par lui. Par l’éblouissement qui est une façon intense qu’a la beauté de se rappeler à nous. Et la beauté fait sens en ce qu’elle met en forme la dialectique du plein et du manque. Le manque, car la beauté n’est significative, dans la théologie chrétienne, que dans la mesure où elle révèle ce qui se trouve au-delà d’elle-même (de materialibus ad immaterialia) : l’indicible. Ainsi Moïse apparaissant devant Israël couvert d’un voile, choix vraisemblable de Saint Paul pour signifier la différence entre une vérité recouverte d’un voile, l’Ancien Testament, et la vérité sans voile : le Nouveau Testament. Le plein, car qu’est la beauté sinon l’assomption du plein (un plein d’être)… Comme le résume Emmanuel Levinas dans « De l’intersubjectivité… » – et ce ressenti est particulièrement vrai pour ce qui est de la manière que nous avons de toucher, d’éprouver avec nos yeux la réalité des cathédrales : « L’énigme sensation-sentiment [est] […] mystérieuse dans le visuel, lequel, dévoilement par excellence, ouverture pleinement théorique sur l’être, emprise sur lui dans la synthèse, englobe et totalise universellement, au-delà des horizons ouverts du donné, saisit et conceptualise plus d’être que les mains ne sauraient en emporter ».
Cependant, comme le rappelle Joëlle Prungnaud dans l’indispensable Figures littéraires de la cathédrale,1880-1918 (Presses universitaires du Septentrion, 2008), « [l]a cathédrale, comme tout objet architectural, n’est pas seulement vue, regardée, contemplée », elle est également « visitée, arpentée, parcourue ». Et, visitant, arpentant, parcourant une cathédrale, l’on se retrouve en contact avec quoi ? Avec quoi plus que tout ? Avec le silence. En tous points le silence. Oui : le silence comme lieu, comme espace : l’on visite, arpente, parcourt le silence. La profondeur de champ du silence. Sa moiteur, aussi. Bien sûr, il y a des bruits. Mais ceux-ci ne servent qu’à faire affleurer le silence. Qu’à le rendreaffleurant en tant que silence modulé. Et alors, visitant, arpentant, parcourant le silence, que se produit-il ? Le silence apparaît comme son ; le silence devient « dépassement du donné ». Car tel est le son, comme le résume parfaitement Levinas : « Il y a […] dans le son – et dans la conscience comprise comme audition – une rupture du monde toujours achevé de la vision et de l’art. Le son, tout entier, est retentissement, éclat, scandale. Alors que, dans la vision, une forme épouse le contenu et l’apaise, le son est comme le débordement de la qualité sensible par elle-même, l’incapacité où se trouve la forme de tenir son contenu – une véritable déchirure dans le monde – ce par quoi le monde qui est iciprolonge une dimension inconvertible en vision. C’est par là que le son est symbole par excellence – dépassement du donné ». Et « entendre véritablement un son, c’est entendre un mot », conclut le philosophe, qui ajoute aussitôt « [l]e son pur est verbe ». Visitant, arpentant, parcourant une cathédrale, l’on se tient dans le verbe du silence.
Ouvrant – une nouvelle fois – le beau catalogue d’exposition que nous offrent les éditions Somogy**, je pense – sans raison apparente – à Edmund Halley, à sa vie. Et je ne peux, me remémorant cette vie, détacher mes yeux des reproductions de tableaux, d’objets, de lavis, de photographies (sans oublier la cristallerie)…
Edmund Halley, né en 1656, avait été élu membre de la Royal Society en 1678, peu après son retour de Sainte-Hélène, où il avait fait bâtir un observatoire pour étudier le ciel de l’hémisphère Sud. Ce ne fut pas son unique voyage transatlantique : de 1698 à 1699, il commanda le Paramour, un bateau de la Royal Navy, et procéda à des observations du champ magnétique terrestre, donnant naissance à la première publication d’une carte magnétique, avec inclusion des lignes isogones qui unissent des points possédant la même déclinaison magnétique. Comme Wren, Halley devint professeur savilien d’astronomie à Oxford en 1703, après plusieurs tentatives en raison de son athéisme plus ou moins revendiqué. En 1720, il fut nommé astronome royal et directeur de l’observatoire de Greenwich, charge dans laquelle il succéda à John Flamsteed (1646-1719). Halley est aujourd’hui célèbre dans l’imaginaire collectif grâce à la comète qui porte son nom, car ce fut lui qui calcula son orbite. Il assura que la comète observée en 1682 était celle que l’on avait pu voir en 1531 et en 1607, et il prédit qu’on la reverrait en 1758. Ce fut le cas, et quoique Halley, qui mourut en 1742, n’ait pu la voir, on lui donna son nom.
Matthieu Gosztola
* Emile Verhaeren, Villes meurtries de Belgique, Anvers, Malines et Lierre, Librairie d’Art et d’Histoire, G. Van Oest, Bruxelles / Paris, 1916.
** Cet ouvrage a été publié à l’occasion de l’exposition Cathédrales, 1789-1914, un mythe moderne, Rouen, musée des Beaux-Arts (12 avril-31 août 2014), Cologne, Wallraf-Richartz-Museum & Fondation Corboud (26 septembre 2014-18 janvier 2015).
- Vu: 6538