Identification

Casting sauvage, Hubert Haddad

Ecrit par Fawaz Hussain 04.07.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, Zulma

Casting sauvage, mars 2018, 160 pages, 16,50 €

Ecrivain(s): Hubert Haddad Edition: Zulma

Casting sauvage, Hubert Haddad

 

La rue pullule d’étoiles anonymes

Une danseuse professionnelle était à deux doigts de toucher les étoiles, de concrétiser son rêve suprême lorsque « des meurtriers indélicats ont brisé son élan ».

La vie pour Damya s’arrête le 13 novembre 2015 à la terrasse d’un café. Elle avait un rendez-vous avec le bonheur à l’état pur en la personne d’un « beau garçon au visage franc, sans casier judiciaire » rencontré la veille. Elle ne se doutait pas qu’elle venait de croiser le chemin d’Azraël, archange de la mort, et d’« un tueur potentiel en attente d’un ordre de mission ». Elle mettra du temps à prononcer le nom d’Amir, prince de l’obscurantisme, le salafiste artisan de sa chute. Le mal est irréparable, la victime à la peau blanche comme du lait ne pourra plus jouer Galatée, un rôle mis en scène par Igor, un exilé volontaire de Bosnie et pour lequel elle était faite. Après les attentats, elle avance en exclue, elle dont « la ballerine claudicante donne à rire ».

Avoir appelé Damya la protagoniste de cette histoire, une jeune femme « issue de l’immigration », n’est pas anodin. Le nom est riche de relents d’histoire, puisqu’il désignait aussi Dihya, que la mémoire retiendra comme la Kahina. La guerrière reine berbère s’était opposée à la dynastie musulmane des Omeyyades lancés à la conquête du Maghreb au VIIe siècle et avait succombé au combat dans les Aurès en 703. En amazigh, Damya veut dire « bonheur et prospérité », deux satisfactions que ne connaîtront ni l’ancêtre éponyme, ni la descendante de Belleville. La rescapée des attentats du 13 novembre n’est certes pas morte, mais elle n’a plus de vie. On aurait dû l’achever, lui donner le baiser de mort, lui appliquer le coup de grâce. Or sans la danse elle est aussi incapable de marcher que l’albatros de Baudelaire empêtré sans ses ailes de géant. Les cabrioles, les grands jetés, les arabesques, les pirouettes fouettées, cet oxygène qui la maintenait en vie n’est plus. Tout ce qui lui reste à faire, c’est de se pencher sur son genou mal opéré qu’elle implore certains soirs « comme la tête d’un enfant mort ».

Damya remonte, reprend un peu goût à la vie grâce à Lyle Garfünkel, née le 25 juin 1993, une date sans doute importante pour l’auteur. Cette amie du temps de l’école élémentaire vient à son secours en la faisant travailler avec elle. Elle l’embauche comme attachée de production et lui propose « une sorte de chasse aux silhouettes, de rabattage mortifère ». Damya ; que sa passion de la danse destinait à évoluer dans les hautes sphères, arpente à présent les bas-fonds de la capitale de la douleur. Sa mission consiste à recruter cent figurants squelettiques pour un film sur le retour à la gare de l’Est en 1945 des déportés juifs rescapés des camps de la mort en Allemagne et en Pologne. Le nouvel emploi de Damya, et surtout l’épithète « sauvage » qui lui est accolée, nécessitent une explication de la part du narrateur.

Le casting sauvage, c’est quand les agences coincent. D’habitude, elles trouvent tout ce qu’on veut, des nains, des colonies d’enfants, des tribus bantoues. La figuration, c’est toi et moi, les gens dehors, tout ce qu’il y a de normal. On peut maquiller, travestir, affubler à notre guise. Mais là, le metteur en scène est intransigeant sur le réalisme, pas de triche : il veut cent déportés, des survivants revenus de Dachau, de Ravensbrück, des marches de la mort…

L’ancienne ballerine découvre alors l’une des périodes les plus sombres, les plus honteuses de l’histoire de France et de l’humanité. On lui demande « à toute petite échelle, de parodier les rafles de juifs et d’étrangers dans Paris occupé, ce que la police française et son encadrement gestapiste avaient cyniquement baptisé l’opération Vent printanier ». À présent Damya, en « fantassin de Paris », se donne corps et âme à sa tâche malgré son genou douloureux. Elle revisite inlassablement le quotidien des exclus, des laissés-pour-compte, des hommes et des femmes devenus l’ombre d’eux-mêmes, des sacs d’os décharnés, bref des détenus des camps nazis. Elle va à la rencontre de ceux qu’un président de la République avait qualifiés de « sans-dents » et que son successeur comparait à un gouffre abyssal aspirant inutilement « un pognon de dingue ». Cette « quête morose » s’avère salvatrice puisque Damya se rend compte qu’elle n’est pas la seule dans sa galère, qu’elle a des millions de compagnons de détresse. Elle eût pu fredonner comme Aragon et Ferrat :

Les choses vont comme elles vont

De temps en temps la terre tremble

Le malheur au malheur ressemble

Il est profond, profond, profond

Lyle Garfünkel sauve Damya en l’invitant à se mirer dans la grande histoire de la souffrance et à se concentrer sur l’un des volets les plus abominables du XXe siècle. Malgré ses rêves envolés, Damya pourrait se compter parmi les chanceux. On meurt certes de faim et de désespoir à chaque instant, ici même, à Paris, mais quel est le poids de sa douleur par rapport à celui des millions de déportés de la Shoah ? Une goutte d’eau dans un océan.

Quand le metteur en scène crie à la fin : « Coupez les gars, c’est bon ! », la Kabyle Damya n’a plus d’autre dessein qu’exister. Ce voyage initiatique dans le corps malade de Paris lui permet de rencontrer cette fois un artisan de vie. Un compagnon de route, une recrue qu’elle avait trouvée pour faire de la figuration et qui lui propose de remonter sur les planches, en mieux ! Damya donnera une chance à la poupée Coppélia de devenir un être de chair et d’os, un être doté d’une âme trempée dans la souffrance universelle.

Casting sauvage est une magnifique traversée poétique de Paris, non pas la Ville lumière des cartes postales, mais la ville des destins brisés, des vies cabossées. Le roman relate l’univers des « déportés » de la planète et des naufragés de l’histoire et des solitudes.

Paris regorgeait d’exilés que personne n’attendait nulle part. Ils allaient innombrables, hommes et femmes pour tous invisibles, n’espérant rien que la miséricorde des rues.

L’œuvre d’Hubert Haddad s’inscrit dans la lignée des Fleurs du Mal de Charles Baudelaire en invoquant à son tour la beauté de la laideur, les soleils noirs, les vies effleurant la mort à chaque battement. Après avoir touché le fond de l’abîme, on atteint le faîte du sublime, la lumière est la promesse tenue du tunnel.

Casting sauvage est un hymne à l’humain mort en nous après la mort de Dieu et qui renaît de ses cendres. Il redessine la ville et ses rues pullulant « d’étoiles anonymes » et restitue au verbe toute sa splendeur :

Vieux pylône des nuages,

la tour Eiffel,

de l’autre côté,

s’oxydait à vue d’œil,

rougeoyante sous les brumes sèches de la pollution.

 

Fawaz Hussain

 


  • Vu : 3605

Réseaux Sociaux

A propos de l'écrivain

Hubert Haddad

Tout à la fois poète, romancier, historien d’art, dramaturge et essayiste, Hubert Haddad, né à Tunis en 1947, est l’auteur d’une œuvre vaste et diverse, d’une forte unité d’inspiration, portée par une attention de tous les instants aux ressources prodigieuses de l’imaginaire. Depuis Un rêve de glace, jusqu’aux interventions borgésiennes de l’Univers, premier roman-dictionnaire, et l’onirisme échevelé de Géométrie d’un rêve ou les rivières d’histoires de ses Nouvelles du jour et de la nuit, Hubert Haddad nous implique magnifiquement dans son engagement d’artiste et d’homme libre. (Présentation de l’auteur sur le site des Éditions Zulma)

 


A propos du rédacteur

Fawaz Hussain

 

Fawaz Hussain est né au nord-est de la Syrie dans une famille kurde. Il vit à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle.