Cassada, James Salter
Cassada, août 2015, trad. de l’anglais (USA) Jean-François Ménard, 272 pages, 8,5 €
Ecrivain(s): James Salter Edition: Points
Roman à l’étrange destinée que celui-ci, à la fois deuxième et sixième de James Salter (1925-2015) : publié en 1961 sous le titre The Arm of Flesh, il a été retravaillé par son auteur pour republication en 2000 sous le titre Cassada, ainsi que l’explique Eric Neuhoff dans la préface (très mal écrite, d’un style à l’indigence affligeante surtout si l’on considère qu’elle est écrite pour un roman de James Salter…) à cette nouvelle édition de poche. Pour savoir à quel point le roman a été remanié, de The Arm of Flesh à Cassada, il suffirait de dépenser environ cent dollars et se donner la peine de lire le premier ; oui, il suffirait, et ça ôterait peut-être certains doutes, ça permettrait de mieux comprendre quelle part occupent respectivement le jeune James Salter et son aîné de presque quarante ans dans le second. Ce pourrait être l’objet d’une étude de type universitaire, intéressante aux yeux de qui préfère disséquer la littérature plutôt qu’en profiter. De toute façon, ainsi que l’écrit Salter dans un bref avant-propos, « Cette nouvelle version prétend ainsi devenir le livre que l’autre aurait pu être », étant admis que l’auteur lui-même décrètre que The Arm of Flesh « présentait de graves défauts ».
Cassada, c’est l’histoire d’une patrouille d’avions basée en Allemagne en pleine guerre froide, sur une de ces petites bases de chasseurs d’où partent des missions d’exercices risquées si la visibilité est réduite, à une époque où voler seulement est déjà dangereux. Dans cette unité débarque un nouveau pilote, Roberto Cassada, et le roman raconte entre autres la difficulté avec laquelle il s’intègre, lui qui est orgueilleux et tire pourtant très mal durant des entraînements dans le Nord de l’Afrique – blâmant l’avion… Au travers de cette histoire, Salter, qui lui-même fut pilote et était stationné en Europe durant les années cinquante, raconte la vie d’une escadrille dans ce qu’elle a à la fois d’héroïque au quotidien et de moins glorieux, montrant la mesquinerie occasionnelle des hommes, leur fragilité en tout cas. Ainsi, on voit le capitaine Isbell se chamailler avec sa femme pour une question de chaussettes. Paradoxalement, ces passages sur les pilotes lorsqu’ils sont hommes sont parmi les meilleurs, et on a l’intuition vauge que c’est le Salter de 2000 qui les a écrits : « Elle savait depuis la première seconde ce qu’il allait dire, comment il allait marcher, ce qu’il allait faire. Tout cela avec une horrible familiarité, le bruit quand il se brosserait les dents et cracherait dans le lavabo, le moment où ce serait fini, où la lumière inonderait le couloir lorsqu’il ouvrirait la porte de la salle de bains, et son poids menaçant lorsqu’il s’allongerait à côté d’elle ».
Dans ce passage, comme dans d’autres, éclate le talent de Salter, ces phrases qui piègent le lecteur, qui l’entraînent vers leur conclusion et la font admettre, quand bien même elle n’est pas plaisante à lire ; ce sont des passages semblables qui font de Un Sport et un Passe-Temps, Un Bonheur Parfait ouAmerican Express des lectures parfois éprouvantes car, pour citer une amie, on y entend des échos de nos propres vies. Bien sûr, là n’est pas l’essentiel de la littérature uniquement, mais c’était ce en quoi brillait particulièrement Salter. On goûtera ainsi un bref chapitre, six pages, situé au mitan du roman, montrant la rencontre entre Mrs. Dunning, la femme du commandant, et Godchaux, son bras droit, dans les rues de Trêves, et son admirable conclusion : « L’hôtel s’appelait le Porta Nigra, à cause de la porte romaine du même nom. Ce fut dans cet endroit, non seulement ce jour-là, mais souvent par la suite, que Lancelot, conscient du danger, emmena sa reine ». Perfection des phrases (célébrons la précision du travail du traducteur), perfection de la métaphore ; que demander de plus ?
Ce qu’on pourrait demander de plus, c’est de trouver ce genre de phrases un peu partout dansCassada, ce qui n’est pas le cas : souvent, le lecteur a l’impression de lire un très bon roman sur une escadrille de chasseurs plutôt qu’un roman de James Salter. Les personnages eux-mêmes sont parfois maladroitement esquissés plutôt que vraiment engendrés par la plume de l’auteur. Il y a des pages par ailleurs haletantes, en particulier la soixantaine relatives à la mission finale, qui sera fatale : le suspens généré est vraiment prenant, et Salter rend parfaitement le comportement héroïque d’hommes confiant leur vie à des machines souvent peu fiables. En particulier, on peut célébrer la façon dont Salter rend l’inquiétude alors que Cassada se rend compte que « l’aiguille de la jauge saute », qu’« elle oscille entre trois cents et cinq cents » litres de carburant – à peine de quoi rentrer au bercail dans des conditions météorologiques favorables. Mais est-ce bien ce que l’admirateur de Salter attend de lui, s’il n’a pas connaissance de sa biographie et/ou de ses œuvres de jeunesse ?
Là est au fond le problème de ce roman, qui n’est pas vraiment abouti – à se demander si Salter n’aurait pas mieux fait de brûler The Arm of Flesh et se consacrer à l’écriture d’un autre roman sur sa jeunesse de pilote de chasse : il oscille entre le roman de guerre (en tout cas de tension guerrière : vers 1955, et plus tard, on est prêt à tout de la part de l’URSS), et la fine observation des êtres humains et leurs interactions, surtout affectives, sans que le mélange parvienne à être homogène – pour employer une métaphore culinaire : sans que la sauce prenne. Pour autant, l’amateur de Salter trouvera ici de quoi contenter son goût du sublime : lorsque Cassada y touche, la grandeur est vraiment présente, à l’image d’un ultime paragraphe digne des dernières lignes de Un Bonheur Parfait. Par contre, le néophyte peinera à pleinement comprendre la dévotion dont est entouré James Salter dans ce Cassada mitigé. A réserver aux amateurs de l’auteur.
Didier Smal
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