Casanova, Histoire de ma vie, en la Pléiade
Casanova, tomes 2 et 3, avril 2015, sous la direction de Gérard Lahouati et Marie-Françoise Luna, avec la collaboration de Furio Luccichenti et Helmut Watzlawick, 1299 pages
Ecrivain(s): Giacomo Casanova Edition: La Pléiade Gallimard
Histoire de ma vie, tomes 4 (1757-1760, Guerre de sept ans) à 10 (1770-1774, son retour à Venise). Deux forts volumes, suivant le premier, honorant l’esprit Pléiade – tout, organisé, éclairé ; plus quelques textes quasi inconnus émaillant ce qui peut légitimement prétendre au nom de somme, et servir à qui de droit. Edition établie d’après le manuscrit autographe. Quelque chose en cela, d’une découverte archéologique posée, incontestable et scientifique. Magnifique travail d’historiens et de chercheurs en littérature. Luminosité de lecture, facilité d’emploi, mais, aussi, plaisir immense de la découverte ou redécouverte d’écrits que chacun d’entre nous croit connaître !
Gérard Lahouati, Marie-Françoise Luna et leur équipe d’experts, tous patentés « Casanovistes », ont produit ces Pléiades avec ce qu’il fallait de rigueur, de précisions, de vérifications, de connaissances intimes de l’homme et son œuvre, et aussi d’amour, pour accompagner la folie – unique – d’une vie-voyage, vie-transgression, vie-dangers, et, bien sûr, vie-passion…
Casanova, le voyageur, mais bien autant le « citoyen du monde » qu’il disait vouloir être, l’observateur affiné, détaillé de son temps ; ses jugements « modernes » et décalés. L’homme qui aimait les femmes, évidemment ; un « Casanova » comme on dit un « Don Juan »… Le raconteur de sa vie – il la filme et en bon bateleur, la présente ; récit arrangé, enjolivé, coupant de véridiques et flamboyants moments d’Histoire. Celui qui se disait mémorialiste, qui se voulait écrivain, ce qui – on le sait – lui fut longuement et post-mortem même – injustement contesté. Aujourd’hui, dans La Pléiade ; comme une décision de justice. Enfin.
Et de quelle façon ! Rien de la fantaisie, de l’outrance, du trop plein de couleurs ; rien du bruyant, voire tapageur, qu’on associe toujours au Vénitien. Rien du sulfureux, du scandale, qui de Venise aux Cours d’Europe – toutes, des plus prestigieuses aux plus discrètes – ricochait à son époque, et l’a éclaboussé presque jusqu’à nos jours. Ce qu’on a pensé, supputé, ragoté jusqu’à plus soif, sur cet extra-terrestre qu’il fût souvent, serait l’objet d’un autre volume : « Sur Casanova ».
Les copieux changements de pied sur l’homme, son œuvre, des observateurs, critiques, et autres contemporains (ceux d’après lui, aussi) relèveraient d’un voyage différent. Celui de ces La Pléiade est d’une autre nature : c’est Giacomo qui écrit. Seulement lui. Quelques rares et précieux regards de contemporains – lettres ou mémoires – suscitent d’autant plus notre curiosité (Casanova dans le journal du Comte clary, appendice tome 2). Plus de 1000 pages – à ajouter à celles du tome premier ! Et, au bout, la certitude, scellée, officialisée, d’être face à une des plus grandes plumes de son temps ; à un homme hors du commun, comme projeté en avant de son époque.
Le parti pris des architectes de ces volumes semble bien être – au rebours des représentations les plus fréquentes du personnage-Casanova – le regard pointilleux, attentif, la recherche au point par point, un noir et blanc, sobre et rigoureux de salle de bibliothèque, pour faire émerger l’écrivain, le texte lui-même, scannérisé, sens, syntaxe et mots employés. « Texte… écrit en français par un italien qui ne put jamais se défaire des tournures linguistiques de son pays ; langue italiénisante parfois teintée de vénitien ». Face à ce monument flamboyant et débordant à la baroque, qu’est Histoire de ma vie, la Pléiade murmure, éclaire avec méthode, ouvre la marche vers l’itinéraire de cet Ulysse chassé en son âge de gloire de Venise, y revenant, passé ses 40 ans, accueilli, dans l’attente d’autres aventures, donnant à la fin des mémoires quelque chose d’inachevé, d’ouvert.
Une avancée – un voyage, une chevauchée – chronologie de Giacomo – aux titres mieux qu’évocateurs : Une compagnie de fripons ; Lettre vengeresse de la F ; Elle m’a joué ; Bonheur partagé avec Rosalie ; Toulon ; J’échappe aux sicaires ; Béziers… L’écriture précise, rapportant ce lieu, ce temps, ces gens : « les habitants de ce pays-là ont tous de l’esprit, le sexe y est fort beau et la chaire qu’on y fait est exquise en gras également qu’en maigre… je suis resté le lendemain à Pézenas, et le surlendemain, suis arrivé à Montpellier en me logeant au Cheval blanc… », lointain clin d’œil au journal de Thomas Platter ?
Et puis, autres dimensions, celles du libertin, de son temps, et de tous : des lettres particulièrement précieuses de Manon Baletti… incursion au pays des Liaisons Dangereuses ; leur syntaxe, leur atmosphère ; « je me meurs de sommeille, ma plume tombe des mains mes hyeux se ferment… si vous vouliés me rendre bien contante, vous bruleriez nos lettres ; je rêve que je vous dis que je vous aime…».
Une indispensable plongée dans le XVIIIème siècle, du dedans, du dehors ; celui d’un géant – vie, écriture – servi par une Pléiade non moins géante !
Martine L Petauton
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