Cartographie de l’oubli, Niels Labuzan
Cartographie de l’oubli, août 2016, 522 pages, 20 €
Ecrivain(s): Niels Labuzan Edition: Jean-Claude Lattès
Que sait-on de l’action des Allemands en Afrique ? Et plus particulièrement dans le Sud-ouest africain, région sur laquelle l’Empire allemand avait réussi à établir son protectorat dans les années 80 du XIXe siècle ? Peu de choses, à vrai dire, et le roman de Niels Labuzan vient à point combler cette lacune et répondre à nos interrogations légitimes.
En 1889, un groupe de soldats allemands débarque dans le Sud-ouest africain. Jacob Ackermann en fait partie, il est jeune, âgé de dix-neuf ans. C’est un lieutenant discipliné, patriote, qui pressent que sa vie sera bien plus utile, bien plus passionnante ici qu’en Allemagne. Au milieu de ce décor, de ces déserts, ces étendues infinies, tout lui semble possible. En 2004, un jeune Namibien, métis d’Allemand et d’Africain, assiste à une cérémonie commémorant le massacre des Hereros, une tribu composant autrefois la population du Sud-ouest africain. Les deux personnages vont dialoguer durant tout le roman, à plus d’un siècle de distance.
Dès le débarquement, Jacob pressent que les missions civilisatrices qui justifient cette présence des Européens sont en réalité grosses de menaces, porteuses des pires crimes : « Pavlov avait dit vrai. C’est un combat qui avait débuté. Le Sud-ouest africain leur apparut soudain comme un endroit terrible. Cette terre allait être le théâtre d’atrocités ».
Pourtant, cette intuition tarde à être confirmée, mais elle se précise, inexorablement. Jacob, qui est tombé amoureux d’une certaine Brunhilde, songe à quitter la vie militaire pour la rejoindre un jour mais sans savoir comment. Il est au contact de Leutwein, qui pense pouvoir se ménager les faveurs des indigènes par des accords, des traités de protection. Jacob entre aussi en contact avec Von Trotha, un officier qui lui fait très clairement comprendre que le but réel du Reich (le deuxième) est bien d’éliminer les indigènes. Le sommet de l’horreur est atteint lors de la rencontre du Dr Fischer, fervent adepte de l’eugénisme et adhérent à la théorie de l’inégalité des races humaines. De son côté, le jeune métis des années 2000 s’interroge sur l’état moral et psychologique de ces hommes qui ont permis cela ou l’ont provoqué sciemment. Ses origines allemandes – on apprend qu’il est apparenté à l’officier Pavlov – le perturbent, au point de s’en distancer sensiblement. Mais la question est posée par Niels Labuzan et elle est effrayante : cette colonisation du Sud-ouest africain, marquée par des massacres, qui correspondent aux critères du génocide, par la création de camps de concentration destinés aux indigènes, guidée par une idéologie de la supériorité de l’homme occidental sur les « sauvages et primitifs » ne renvoie-t-elle pas à un autre Reich : celui des nazis ?
Les personnages s’interrogent sur ce qu’on leur fait faire, ils doutent parfois, comme Jacob Ackermann, ou sont certains de la justesse de leur cause, comme Von Trotha. Le jeune métis se définit comme « un européen d’adoption », comme pour exorciser ses interrogations sur son ascendance. Ce roman, premier de l’auteur, aura le mérite d’évoquer cette question des sources du nazisme, et du XXe siècle : a-t-il commencé en Afrique au siècle précédent ?
Le récit est bien mené, il maintient l’intérêt du lecteur au cours des cinq cents pages. Un bémol toutefois : l’utilisation d’un vocabulaire cru et argotique dans certaines répliques, là où un emploi lexical plus soutenu aurait été plus adéquat.
Stéphane Bret
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