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Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet (par Patrick Abraham)

Ecrit par Patrick Abraham le 28.11.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, Poésie

Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet, Poésie/Gallimard, 2001, 165 pages, 8,20 €

Cartes postales et autres textes, Henry J.-M. Levet (par Patrick Abraham)

En marge des Cartes Postales de Levet

1) Quelques dates significatives :

– mars 1900 : publication des quatre Sonnets torrides d’Henry J.-M. Levet dans La Vogue ;

– avril et septembre 1902 : publication des Cartes postales dans La Grande France ;

– 1921 : première édition des Poèmes, précédés d’une Conversation de MM. Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud (La Maison des Amis des Livres, 7, rue de l’Odéon, Paris : on aura reconnu l’adresse de la librairie d’Adrienne Monnier) ;

– 2001 : réédition de la publication de 1921 avec une préface essentielle de Bernard Delvaille (Poésie/Gallimard).

Je me pencherai ici sur les trois premiers de ces « sonnets torrides » que j’aurais eu envie d’appeler « sonnets indiens » si l’épithète n’était pas approximative, l’Inde, aperçue par Levet lors d’une escale sur le trajet de sa mission culturelle en Indochine de novembre 1897 à juin 1898, ne s’y dévoilant que par la bande comme un décor dont les contours seraient esquissés avec une telle désinvolture qu’on supposerait, de la part de l’auteur, un parti-pris de provocation.

Dans Outwards, nous sommes sur L’Armand-Béhic (des Messageries Maritimes) – selon Delvaille, tout le charme de ce vers initial tient dans la parenthèse – qui « file quatorze nœuds » au large des Laquedives : l’Inde n’est encore qu’un horizon lointain.

Dans British India, on voyage de Calcutta à Bénarès puis à Lahore où il fait chaud (« 120 degrés Fahrenheit ») ; on chasse l’ennui comme on peut.

Dans Homewards, arrivé à Bombay, on s’apprête à quitter le sous-continent sur un navire des « Messageries maritimes » une nouvelle fois : notre séjour aura été rapide.

On croise d’intéressants personnages au fil des strophes : « Miss Roseway » sur l’Armand-Béhic « qui se rend à Adélaïde » ; « le Maharadjah de Kapurthala » qui « regrette Liane de Pougy et Cléo de Mérode » ; « les docteurs Grant et Perry » qui « font un match de cricket ».

On le constate, l’Inde réelle brille par son absence : pas de discours politique chez Levet, mais le lecteur est assez malin pour tirer lui-même des conclusions. Plus roussellien que cendrarsien, pas conradien pour deux sous, l’exotisme levétien est un anti-exotisme, l’ailleurs n’offrant aucune échappée à l’inconvénient d’être né. Levet ou l’anti-Gide ?

Le poète-voyageur des Sonnets torrides, moins chanceux que son cousin d’Amérique Barnabooth, n’a pas l’air très en forme, au demeurant : « Miss Roseway, hélas, n’a cure de mon spleen » (Outwards) ; « La fleur de ma mélancolie anglo-saxonne » (Homewards). Les « jeunes misses » de l’Indus, le paquebot du retour, l’indiffèrent.

2) Tentons d’expliquer en quoi réside l’originalité si particulière de Levet :

– il joue avec les règles même s’il n’est pas l’inventeur des procédés qu’il utilise : on a sous les yeux des sonnets mais à Outwards et à Homewards est ajouté non sans aplomb un quinzième vers ; les rimes sont évasives ; dans Homewards, le cinquième vers compte quinze syllabes et le dixième trois ; les césures déconcertent ;

– comme chez Corbière et Laforgue, le lexique est souvent prosaïque ; la syntaxe a parfois des velléités anarchisantes ; des « rapports cachés qui font vibrer harmonieusement les choses », pour reprendre une expression de Maurice Constantin-Weyer, surgissent ;

– l’anglomanie revendiquée n’est pas seulement un tic d’époque : elle témoigne, face aux injonctions patriotiques de ce début du siècle, d’une volonté de démarcation : dans British India et Homewards, relevons : tennis ground, park, Eden Garden, Red Road, railways, Waterloo Hotel, tiffin, bill, et wharf ;

– il tourne le dos aux niaiseries pittoresques pour créer ses propres clichés, ses « cartes postales ». Levet ou l’anti-Loti ?

3) Comme pour Toulet ou Larronde, les amateurs de Levet constituent aujourd’hui une société secrète jalouse de l’objet de son culte et insoucieuse de s’agrandir. Ils se récitent ses poèmes afin de se remonter le moral. Écrire sur Levet est donc une activité redoutable : on souhaite que son talent soit apprécié à sa juste mesure, et l’on craint qu’un plaisir si personnel soit banalisé.

4) On discerne pourtant chez lui, derrière le détachement et le dandysme cosmopolite de surface, une sorte de faille liée à sa vie intime et non réductible à la conscience qu’il put avoir, à cause de la tuberculose (il est mort à Menton le 14 décembre 1906, à trente-deux ans), de la brièveté de son existence. Une homosexualité refoulée, difficilement affichable dans son milieu (son père, Georges Levet, fut député-maire de Montbrison) comme le suggère Frédéric Vitoux ? Une impuissance psychique ou physiologique comme chez l’Octave de Malivert de Stendhal ? Ou la lucidité de savoir qu’il n’était porteur que d’une créativité restreinte ? Mais cette « faille » donne à son œuvre le poids qui manque à celles des viveurs de sa génération côtoyés à Montmartre et dont ne subsiste à peu près rien.

5) Bohème parisien aux tenues extravagantes, vice-consul à Manille, titulaire éphémère de la chancellerie de Las Palmas, Levet n’était pas un fils de famille ignare ou un rimailleur du dimanche : il avait lu, outre Mallarmé, Verlaine, et Rimbaud, les écoles parnassienne, symboliste et romane. Les quatrains de « République Argentine », où il n’a jamais mis les pieds, sont dédiés au poète nicaraguayen Rubén Dario.

6) Œuvre succincte, ai-je dit : les Cartes postales se composent de dix pièces. Le Drame de l’Allée et Le Pavillon (1897) ne sont que des curiosités secondaires. Un roman présumé dont Vitoux a repris le titre pour son essai biographique (L’Express de Bénarès, Fayard, 2018) n’a pas été retrouvé, détruit par les parents de Levet après sa mort ou perdu. Mais ces dix pièces suffisent au bonheur de ses vingt ou trente admirateurs. En tout cas au mien.

Sans être obsédé par les récompenses honorifiques, il m’agréerait qu’un Prix Henry J.-M. Levet soit attribué tous les ans. À condition que son lauréat n’ait eu aucun succès public.

7) Larbaud, on n’en sera pas surpris, citait les Cartes postales à côté des Chants de Maldoror au petit jeu des dix livres de « l’île déserte ».

8) Novembre 2024 : cimetière anglo-hollandais de Thangassery. Je déambule parmi les tombes aux inscriptions presque effacées. Je m’efforce de les déchiffrer. Le ciel se couvre. Levet n’est pas venu non plus au Kerala. Mais en cette fin d’après-midi, c’est à lui, à miss Roseway et aux docteurs Grant et Perry que je pense.

 

Patrick Abraham



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