Carrousel pour les Tsiganes, Jovan Nikolić, Ruždija Russo Sejdović (par Didier Ayres)
Carrousel pour les Tsiganes, Jovan Nikolić, Ruždija Russo Sejdović, éditions L’Espace d’un instant, mars 2022, trad. rromani, Marcel Courthiades, 120 pages, 13 €
Territoire
J’ai lu cette pièce intensément à trois reprises, suffisamment pour voir se dégager des items particuliers. Pour cela, j’ai lu plutôt que vu ce texte, et en ai fait un objet propre à la découverte, au creux d’un fauteuil de liseur et non de spectateur. Ces conditions de lecture m’ont permis de suivre quelques grandes lignes de la diégèse de la pièce. Ainsi, j’ai traversé des débats politiques sur l’indépendance de l’Albanie, du Kosovo, sur la guerre, sur les guerres, sur les différences entre Rroms et autochtones des Balkans, touchés par des questions de langues et de cultures – éléments notoires de la famille tzigane. J’y ai trouvé, à cause de drames sanglants, des histoires d’amitiés trahies et des relations à la mort. Donc, tout ce qui concerne notre condition humaine.
Ce texte questionne l’idée de territoire, d’autant que la terre tzigane n’existe que sous les pieds des Gitans, et pas ailleurs, comme si leur cœur était leur église. Peuple de l’exil, peuple venu, on le conçoit en tout cas, de l’Inde lointaine, communauté ayant traversé le monde en s’imprégnant des cultures locales, des musiques, des langues, croisées sur les traces des pas de ces exilés de toujours. Issus d’un exil sans exil parce que lié à la structure intrinsèque de l’âme Rrom.
Autre item visible, c’est la pérégrination (qui ressemble à celle du Temps des gitans, le film de Kusturica) des Balkans jusqu’en Allemagne. De là cette intranquillité tzigane pour ces sortes d’apatrides qu’ils sont, peuple du bannissement, gens de l’émigration. Sans doute l’histoire juive ressemble-t-elle en partie à celle des Rroms dans leur diaspora persécutée, qui a été sujette elle aussi à une Shoa et à la catastrophe de l’extermination nazie.
Hallo, messieurs, je vous en prie, bitte ! Ils ont tué mon frère, un Rrom instruit, un enseignant. Ils m’ont pris mon café, ils ne m’ont rien demandé. Je vous en supplie, dites-le au monde entier. Voilà ma vérité, c’est écrit sur ce papier, où était mon café.
Ou
Elvira – Mais où est-ce qu’il va s’échapper, Aga ? Partout, où que tu regardes, il y a des Gadjés, tout autour de nous. Où qu’on donne de la tête, on se trouve parmi les Gadjés, parmi les fous, parmi les salauds.
Cette pièce, avec sa spécificité ethnique, donne à penser à l’Ivanov de Tchekhov, ou encore aux grands textes de Tolstoï, fait de guerres, de dépossessions, et de relations tronquées, fausses, injustes, et aussi d’un humanisme profond. Donc ce n’est le témoignage d’une condition qu’à titre littéraire, même si l’ensemble est teinté de réalisme poétisé. Il offre un camaïeu de personnages dont l’essence est celle d’archétypes : l’instituteur, la jeune fille muette, le cafetier Rrom que l’on dépouille, la fuite vers ailleurs, l’inimitié contre les Gadjis. Pour finir, je dirai que c’est à une espèce de chœur orchestral que nous convie cette partition théâtrale, à la mise en lumière d’une voix artistique Rrom, d’une histoire enchâssée dans la grande Histoire.
Didier Ayres
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