Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny (par Catherine Blanche)
Carnets secrets du Boischaut, Catherine Dutigny, Maurice Nadeau éditions, mai 2022, 275 pages, 19 €
Ecrivain(s): Catherine Dutigny Edition: Editions Maurice Nadeau
Catherine Dutigny, dans ce livre, ne donne pas seulement l’impression de vouloir amuser son lecteur : on devine qu’elle-même s’amuse autant que nous. Abordant les franges du conte, elle nous invite à retrouver l’innocence de notre enfance et à élargir, au fil des pages, l’étroitesse du monde réel. Il était une fois… Arsène le chat « point d’interrogation sur un fond de ténèbres ».
L’histoire se situe dans le Berry, précisément dans un petit village perché sur son promontoire de granit au cœur du pays du Boischaut contrée de légendes, habitée par des follets, fades, Pierres-Sottes, Casseux et Grand-Bête ou chien blanc, martes aux doigts crochus et sorcières birettes. Imaginez ce vieux village dressant devant vous ces « fortifications sévères ». « Vigie de pierre sur la mer verte des haies », il est bordé de « chemins creux », de « buissons sarmenteux » et de « roches moussues ».
La vie s’y est figée depuis des lustres et notre vieux village ronronne doucement. Mais un soir de novembre 1960, juste après que le père Baillou a coupé la tête de son coq noir, dénommé Belzébuth, le bourg se met à bruire, des murmures se font entendre dans les ruelles glacées. Et sous la pleine lune, il en est pour témoigner de bizarres fumées, comme des spectres, sur les toits de la Mairie. Une étrangeté semble s’être emparée des lieux : des secrets sortent du bois, des révélations se font jour. Des sous-entendus se propagent et tout ce petit monde de broder « avec des aiguilles trempées dans le fiel ».
Le mot malédiction est même prononcé.
Les années de la dernière guerre sont encore bien présentes dans les esprits et des relents plus ou moins nauséabonds remontent dans les mémoires. La Marthe, par exemple. En voilà un beau brin de fille en 40 ! Elle faisait tourner la tête à bien des gars du coin. Mais au bout du compte, celui qui a eu sa préférence, venait d’ailleurs, d’un coin d’Alsace, et ça n’a pas plu, sûr. Il parlait avec « un accent teuton à découper des murs en béton ». Et avec ça, trop âgé pour partir au front, il faisait prospérer l’exploitation de Marthe et achetait des terres. En 43, parti pour Limoges comme interprète, il n’en revint jamais. Qui, en 44 a dénoncé et mené à la mort celui qu’elle aimait ? La Marthe veut savoir et menace tout le village. Elle prendra avocat et aura sa réponse. « La boue ne demande qu’à se répandre et ne sera pas regardante sur ceux et celles qui seront sur sa trajectoire ».
Avec talent, l’auteur nous replonge dans ces années d’après-guerre où dans ces coins de France, l’Allemand est encore pensé comme Boche ou Schleu et nommé tel. Par petites touches, avec un mélange savant d’éléments dramatiques, comiques, voire truculents, nous sommes entraînés dans un récit parfois grave mais avant tout jubilatoire. Dans le rôle principal un drôle de matou noir et blanc, plein de jugeotte et de courage qui, après qu’il a flairé l’odeur de mort près du poulailler du père Baillou et crû apercevoir un spectre à la tête monstrueuse et aux plumes « comme autant de faux affûtées », se découvre soudainement la faculté d’articuler et se met à parler comme vous et moi (Au fil des pages, son langage deviendra même fort élégant). Autre phénomène qui va bouleverser pour le moins sa perception du monde : ses yeux jusque-là dichromates (à l’instar de ses congénères) se mettent à discerner la palette de l’arc-en-ciel.
Le cantonnier Jules, légèrement branquignole et porté sur la dive bouteille, le prend en amitié, découvre ses dons, ne s’en émeut pas plus que ça. A eux d’eux ils vont mener l’enquête. Les péripéties en tout genre et les énigmes à dénouer ne manqueront pas. L’odorat subtil du greffier fera merveille, mais aussi sa faculté de se glisser dans des endroits plus qu’improbables. « Ouvre en grand tes esgourdes », lui demande Jules.
Les personnages sont croqués avec tendresse, humour et le souci du détail, ce qui nous permet de nous approprier le côté fantastique du conte ; avec une succession de pittoresques descriptions, petits tableaux qui sautent aux yeux : [Elle] « accourait, écharpe rouge flottant au vent, les cheveux remontés en une queue-de-cheval qui tressautait à chacune de ses enjambées ».
Images odorantes aussi, riantes, opulentes, telle celle de cette glycine à « [l’] abondante floraison en grappes violacées, lourdes fontaines de fleurs papilionacées au subtil parfum de miel » ; et de ces « tourbières, ponctuées de notes de nénuphar, de plantain aquatique et de littorelle » […] dans « les étangs de la Brenne ». Le parfum du terroir est aussi présent à travers le patois berrichon : « Ben dame ! Il est t’y agouant le bestiau… T’est avis que tu as dû bernasser tout c’temps-là ».
Savoureux, des mots et expressions plus ou moins polissons et des dialogues toujours justes :
« Incorrigible pochard, un boit-sans-soif, un vide-bouteille ».
« Par le cul de Dieu ! J’crois bien que je me suis pissé dessus ».
« Je la connais la Marthe il n’y a pas besoin de la noyer dans le gros sel pour la faire dégorger ».
On rit, on s’interroge, on s’étonne et, tenus en haleine jusqu’au bout, on se prend au jeu de ces deux loustics fouineurs, dans leur folle équipée aux allures de polar délicieusement déjantée.
Catherine Blanche
Catherine Dutigny est auteur de romans, de nouvelles, de contes, et rédactrice à La Cause Littéraire.
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