Carnets d'un Fou - XX
Le 3 février 2013
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
« Ce n’est plus le temps où l’on s’étendait sous un arbre à regarder le ciel entre deux orteils, mais le temps où l’on produit ».
Robert Musil
Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille.
Michel Host
« Je sais combien nous sommes sujets à nous méprendre en ce qui nous touche et combien aussi les jugements de nos amis nous doivent être suspects lorsqu’ils sont en notre faveur ».
Descartes, Discours de la méthode
# Notations : du 7 janvier au 29 mars 2002
¤ Commentaires : février 2013
2002
¤ Entre ce Carnet et la fin du précédent (XIX), manquent les trois derniers mois de l’année 2001. Qu’on me pardonne cette « absence ». M’étais-je arrêté, écœuré par l’époque ? Mais quoi, elles se suivent en nous proposant de l’identique ou du pire encore ! Ai-je perdu une partie de mes notes ? Je n’en sais rien. En retrouverai-je des traces ? Je ne le sais pas non plus. Ce sont, je crois, les risques inhérents au classement des fichiers dans les ordinateurs. (Le 2 février 2013)
# Il y a trois jours, j’ai terminé Converso, ou la fuite au Mexique. Roman et récit transposé en forme d’autobiographie fictive de l’histoire connue de Mateo Alemán – sa vie espagnole, dont on sait certains événements et anecdotes –, et de son histoire inconnue, son passage au Mexique, puis sa disparition vers l’an 1615. Je suis à la fois Mateo, et le frère franciscain à qui il fait le récit de son existence, récit qui est le roman lui-même. Deux points de vue distincts et mêlés. Le dispositif est simple. Ils fondent ensemble, dans un lieu inventé des montagnes des Chiapas, un rite nouveau, éclectique ou syncrétique, fondé sur les croyances indiennes et l’enseignement de Jésus-Christ, que j’appelle systématiquement « l’homme-dieu ». C’est plus qu’une rêverie, un appel, une voie possible pour les humains tant qu’ils auront besoin d’un Dieu ou de plusieurs. L’écriture du roman est un travail de fou et de masochiste. J’ai souffert comme un damné et pourtant les mots allaient grand erre. Je me demande quel sort auront ceux-là.
¤ Avoir souffert « comme un damné » ? Je ne m’en souviens plus avec autant d’exactitude. Un roman, cela s’oublie assez. Je me souviens de belles pages (selon moi du moins !) qui n’étaient certainement pas des morceaux de bravoure. Je n’aime pas les morceaux de bravoure, ils sentent par trop la « fabrique », la préméditation. Il faut être plus fin. De beaux moments, c’est probable, cela arrive lorsque le romancier est entraîné au loin, comme la pierre jetée. Un roman, c’est le plus souvent une « voie possible », la seule façon pour la fiction de se tisser dans le fil du présent et d’y témoigner. Ouvrir des horizons insoupçonnés, porter à l’effort le cerveau paresseux par nature. Georges Henein l’a dit et écrit mieux que moi. C’est en 2009, grâce à la revue La Sœur de l’Ange, que je découvrais Georges Henein.
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# Le passage d’un an à l’autre n’a rien modifié au paysage. On blesse et tue des agents de la force publique ici et là. On semble considérer, aujourd’hui, et au sommet de l’État tout particulièrement, que lesdits agents sont des cibles naturelles et convenables pour nos malfrats que les juges, sans sourciller, remettent en liberté par compagnies entières. Surtout pas d’entraves à la libre expression des particularismes, des identités ! Il ferait beau voir !
7 / I / 2002
¤ Madame Taubira nous est descendue du ciel des tropiques, qui met aujourd’hui en œuvre cette philosophie de la délinquance magnifiée, excusée, impunie. Nous n’avons encore rien vu, mais sur ce point cela viendra dans quelque temps car, pour l’heure, elle est occupée à marier des hommes avec des hommes, des femmes avec des femmes afin qu’ils soient heureux et aient beaucoup d’enfants. On peut applaudir à ce que Madame Taubira se soit si bien extraite des déterminismes de la première nature pour entrer dans ceux de la science diafoireuse et destructrice d’une société qui n’a cessé de se forger depuis l’âge néolithique. Non, nous n’avons encore rien vu.
Madame Taubira n’a jamais étudié le droit, ce qui la préserve de toute réflexion sur les conséquences de ses décisions. Si elle est aujourd’hui à la tête du ministère de la Justice, c’est sans aucun doute de propos délibéré et en connaissance de cause. Elle ne fera pas courir aux idéologues du parti qui nous gouverne le risque de déborder du cadre de leur idéologie. Voilà une dame parfaitement alignée.
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# Si l’on fait grand cas, à juste titre, des « malentendants » et des « malvoyants », que ne s’occupe-t-on en priorité des « malcomprenants » ? Ils sont la puissante majorité. Ils l’ont toujours été. Est-une raison pour baisser les bras ?
8 / I / 2002
¤ C’est pourquoi, dans ces Carnets et d’autres écrits, je me permets d’insister et d’enfoncer les mêmes clous dans le cercueil de la pensée. Oh, ne soyons pas trop exigeant !
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# Il vaudrait la chandelle d’être clerc de lune. On tiendrait les registres de la nuit de mai.
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# Les Français, et certainement tous les habitants des pays dits développés, sont de petites grenouilles électriques. De ces batraciens misérables fixés sur des planches, ventre ouvert et gorge flasque, qui semblent oublier qu’ils sont morts lorsque de l’électricité les traverse. Leurs petits yeux rouges tournent dans leurs orbites. Leur cœur fait boum, leurs mâchoires s’ouvrent et se referment, produisant un bruit de conversation. Ils se tendent et se détendent, tressautent, agitent les pattes dans toutes les directions et restent fidèlement attachés à leur inconfortable canapé. Le courant qui met ces cadavres dans cet état ridicule est celui, continu, des images télévisées. À l’instant où leurs fibres musculaires menacent de se rompre, un bras toujours trouve la force de se désagrafer et de débrancher la machine. Ils reprennent leur apparence inerte et semblent dormir alors, jusqu’à ce que commencent les programmes du lendemain. Un jour, pourtant, leurs chairs se putréfient, se détachent de leurs os translucides. Une vilaine odeur menace de se répandre dans le Grand Laboratoire. Une main garnie d’un gant hygiénique les arrache alors au bois, avec épingles et clous, et les jette à la poubelle. Cette main lave la planche à l’eau javellisée, puis prépare à la crucifixion de nouvelles grenouilles récemment livrées dans de petites boîtes réfrigérées. Les précédentes disparaissent dans les rouleaux d’un broyeur. Par bonheur, elles n’éprouvent aucune souffrance, car elles ne savent toujours pas qu’elles étaient déjà mortes.
23 / I / 2002
¤ Je me demande pourquoi m’être agacé à ce point contre mes compatriotes. Par moments on ne se contrôle plus. Enfin… aujourd’hui il n’y a plus de Français. Certains croient qu’il en existe encore, mais ils se trompent, toutes les grenouilles sont mortes. Les programmes télévisuels, première source « culturelle », sont nuls comme jamais ils ne le furent. Les grenouilles aux yeux vitreux ne protestent plus. On les éjecte des bureaux, des ateliers, des entreprises, tels des objets de rebut. Elles coassent une dernière fois puis claudiquent vers les bureaux du chômage. « Belle la Vie » s’intitule m’a-t-on dit un feuilleton à succès ! Nos grands-parents grenouilles brûlaient les banques, élevaient des barricades, tiraient dans la poitrine des généraux, rameutaient les soldats et même coupaient la tête du roi. Vrai, mais c’étaient nos grands-parents. Reste un mince espoir, près de Nantes un maigre parti de jeunes grenouilles s’élève contre la construction d’un aéroport parfaitement inutile et qui menace l’existence de toutes les mares à grenouilles des environs.
# France, pays de carnaval, des trente-cinq heures, du dégoût du travail, de l’impunité pour les corrompus et les violents, d’indifférence pour leurs victimes, du laisser-faire et ne jamais dire. Cette modeste région d’une modeste planète s’enfonce dans le chaos, le sous-développement et le mépris de soi, la vulgarité télévisuelle, le sabir pour langue, la culpabilité pour réflexe et mémoire, l’impuissance pour médecine. Fascination pour cet effondrement consenti, désiré, accéléré, sidérant. Nous crèverons de rire.
31 / I / 2002
¤ Je vous le disais : j’insiste. Cela, je l’écrivais donc en 2002. Nous sommes en 2013, et d’autres ont sans doute repris très exactement mes paroles, car je les ai entendues à la radio, lues dans la presse… les mêmes, sans qu’il y faille changer un mot. Je pensais avoir la dernière joie de crever de rire… Je faisais erreur : je crève parce que l’air me manque. Et à vous ?
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# Des écrivains paradent. Ils sont partout, ils répondent à tout. Qu’importe ce qu’ils disent, l’essentiel est de dire. Il est une variété d’écrivains paradeurs. Tiennent-ils du paon ou du papegai ? Ou des deux ?
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# J’ai enfin entre les mains, grâce à un aimable prêt de Jean-Luc Moreau, cette fameuse Campagne de France de Renaud Camus, son journal de l’année 1994 qui m’avait tant occupé il y a quelques mois, moins pour son contenu que pour la réception en forme de salve de peloton d’exécution que lui avaient réservée les médias, cela en raison de ses déclarations au sujet de l’émission Panorama, à France Culture.
Après cent-cinquante pages, quelle déception, ou plutôt, quel ennui ! Pourquoi faut-il que l’homosexualité de l’auteur encombre une page sur deux, au moins, de l’épais ouvrage. Si encore il y était question de sentiments aventureux, des surprises de l’amour, oui, peut-être… Mais ce ne sont que rencontres massives, multipliées comme dans des miroirs affrontés, corps qui ne jouissent que rarement, semble-t-il, avec de compulsionnels désirs d’enculages, de liens noués et dénoués instantanément, et les ritournelles assommantes sur mensurations et performances. Une caricature que l’on connaît bien, dans le milieu qui partage ces goûts, mais dont j’avais imaginé – naïf que je suis – qu’un écrivain par ailleurs fin et délicat saurait nous les épargner. Mais non, il y a dans ces comportements, c’est évident, et surtout dans leur récit martelé, un véritable sujet de satisfaction et de différenciation. Ce journal, je le définirais bien d’une formule : les homosexuels parlent aux homosexuels. Pourtant l’auteur ne paraît pas dépourvu de ressources d’un autre ordre. En particulier, ses évocations de pays, de paysages, de lumières sur les massifs, les collines, de nuages et d’eaux, sont imprégnées de fraîches nuances, semées de fines et sensibles notations. Admirables oasis.
Pour le reste, ses critiques tant critiquées naguère sont là, et j’attends d’en lire davantage. Un désert de femmes, bien entendu, ce qui à soi seul me barbe. Un ego impressionnant, ridicule parfois, le plus souvent avec de la lucidité, et une façon qui m’est à peu près étrangère de s’apprécier soi, favorablement ou non, de s’attribuer une importance qui convainc de se consacrer à soi-même dans une masse de pensées et de mots qui, n’ayant pas trouvé la corbeille de l’ordinateur, trouvera celle du temps.
7 / II / 2002
¤ Peut-être reviendrai-je sur la partie essentielle du livre, cette accusation d’antisémitisme partout reprise à l’envi contre Renaud Camus. Et la vision de tous ces petits chiens, journalistes, écrivaillons sans importance, qui se lancèrent à la curée en aboyant. En attendant, fait curieux, l’Assemblée Nationale aux couleurs du socialisme s’occupe ces temps-ci de l’éventuel mariage des homosexuels. Voilà un sujet. Nous faisons une guerre de parade au Mali. L’économie de la nation est tombée dans le lac de la mondialisation. Pour l’instant, un député du parti présidentiel n’a rien trouvé de mieux que de rappeler aux députés de l’opposition que « le temps des triangles roses » était révolu. L’émoi est considérable. On ne cesse d’aboyer. Rien ne bouge.
# Double bouffonnerie que cette mission confiée à BHL en Afghanistan (avec la bénédiction conjointe de la fausse gauche française et de la droite ahanante), et l’interview que publie, à cette occasion, Le Figaro du 7 février.
L’Imposture-Soi-Même, citant un Morand bien banal qu’elle vilipenderait en toute autre occasion [*], s’en va préparer le sauvetage culturel de l’Afghanistan au nom de « [s]on amour de ce pays » ; selon elle « c’est la suite de l’histoire, c’est une façon de continuer le combat… », un combat où l’on ne vit jamais BHL les armes à la main. Il se contenta, je crois, naguère, de se montrer à Sarajevo, rampant derrière quelque parapet, protégé d’un gilet pare-balles, et papotant ainsi affublé sous l’œil gourmand des caméras. Certes, le temps des Brigades Internationales, c’est de « l’avant-guerre » (laquelle, au fait ?), c’est du vieux, du très vieux !
L’Imposture-Soi-Même s’en va mettre en chantier « la reconstruction matérielle et morale de ce pays magnifique… », elle s’en va lutter pour la culture et pour un « peuple » dont elle s’est fabriqué une image idéale : « Peuple de poètes, de conteurs, de musiciens, de théologiens, d’artisans, bref de lettrés […] et beaucoup moins “tribal” qu’on ne le dit ». On se demande comment notre peuple en voie de tribalisation, peuple d’analphabètes et de lapins nourris de téléfilms et de messes sportives, pourra apporter quelque chose d’utile à ces lettrés-là, quand bien même « le terrain » serait labouré par notre Che Guevara de carnaval.
« Pour l’heure – conclut l’Imposture – j’en suis à compulser les cartes, réactiver d’anciens contacts, rassembler faits et données sur l’histoire afghane. Après quoi, ce sera au terrain, comme d’habitude, de dicter sa loi ». On ne dira pas mieux qu’Incompétence l’accompagne, et qu’au-delà d’un rapport qui fera quelque bruit chez les lapins, rien ne se passera au-delà de sa confortable rétribution. On souhaite à BHL que le sol où il va poser le pied soit déminé et qu’il n’arrive rien qui compromette ce confort dont il a un sens admirable.
[*] « C’est ce que disait Morand : on ne connaît jamais mieux un pays que quand on l’aime, on ne l’aime jamais mieux que lorsqu’on le connaît ».
12 / II /2002
¤ Plus de dix ans ont passé. BHL fut quelques jours notre ambassadeur itinérant au pays du colonel Kadhafi. On ne le vit pas au Mali, les islamistes psychopathes ne plaisantant pas avec les ambassadeurs itinérants. Le bruit court qu’il sera fait grand amiral de la flotte et qu’il préparera le repas de Noël 2013 sur le porte-aéronefs Charles de Gaulle. Une carrière !
*
# La campagne de France (Journal 1994), dont je poursuis la lecture pas à pas, m’apporte peu de nourritures intellectuelles, ne me laisse que de faibles impressions esthétiques. Je demeure persuadé que le « récit de soi » toujours demeurera limité – nous sommes si peu de chose, dit le bon sens quotidien – sauf à être pilote de chasse pour évoquer attaques et contre-attaques en plein ciel, ou protecteur des derniers éléphants d’Afrique affronté aux trafiquants d’ivoire et aux kalachnikov de leurs hommes de main. Renaud Camus ne chasse que l’achrien – comme il dit étrangement ou joliment – et les crédits officiels ou privés qui lui permettront de faire face à ses dépenses.
Ma quête des passages relatifs à l’émission Panorama (je suis arrivé aux pages 220), ne m’a apporté rien de plus que ce que j’avais découvert dans les articles de presse, qui est relativement anodin et a servi pourtant à alimenter une furieuse polémique où plusieurs esprits entièrement médiocres ont pu donner leur médiocrité pour de l’héroïsme. Cela, bien entendu, si nous devions en rester à ce point, le volume ayant près de 500 pages. Pour l’instant, il me semblerait que la polémique pourrait avoir trouvé naissance moins dans des propos bien vite qualifiés d’antisémites que dans la façon dont Renaud Camus souligne la profonde bêtise de la plupart des responsables de ladite émission, le Trissotin psychanalyste Roger D. y obtenant haut la main la médaille d’or de la suffisance bornée, comme j’avais pu l’observer et l’écrire un jour. On aura fait prétexte de ceci pour gonfler cela avec outrance et mettre Renaud Camus non pas à genoux – il ne paraît pas être de l’espèce qu’on musèle et enchaîne – mais hors du jeu médiatique. En tout cas, pour l’instant, pas de « liste » de noms comme se plaignait qu’il y en eût certaine demoiselle de radio. Nous verrons, mais il me paraît impossible que l’auteur ait pu composer une telle liste.
Pour le reste, ne peut être entièrement mauvais un garçon qui, demandant à la patronne d’une pizzeria bordelaise qu’elle veuille bien « mettre quelque part » l’affiche d’une exposition de peinture dont il est le promoteur, garde son calme en s’entendant dire : « Mais oui, bien sûr : à la poubelle ! ». Cette réponse non dénuée de franchise n’est-elle pas mieux, pourtant, que ce qu’on fit à la librairie Jonas, de la rue de Tolbiac (XIIIe arrondissement), lorsque j’y déposai quatre exemplaires de la défunte revueL’Art du bref ? Comme on ne voulut pas me les refuser ouvertement, on les plaça bien en vue sur un présentoir où ils devaient rester. Dès le lendemain ils avaient disparu, fourrés je ne sais où. À mes interrogations, le dernier mot fut qu’on ne savait rien de leur destination – la poubelle, certainement –, et qu’« on n’avait pas le temps de s’occuper de toutes les petites revues qui paraissaient alors ». J’avais demandé cette mince faveur en tant qu’écrivain habitant le quartier, et cela bien qu’un seul de mes livres eût jamais figuré en vitrine de cette librairie, un livre qui avait eu la grâce de quelques lignes dans Libération, ou L’Humanité.
*
C’est l’année du Cheval, un signe peu favorable m’a-t-on dit, dans la célestitude zodiacale de l’Empire du Milieu. Sous nos fenêtres, depuis quatre jours, les Chinois font un tintamarre de tous les diables et dragons : roulements des tambours, vagues monstrueuses d’explosions de pétards… Cela me brise la tête, m’empêche de lire et d’écrire, bref cela m’enchichine.
17 / II / 2002
# Il est, dans la folie singulière de Renaud Camus, des caractéristiques plus que sympathiques, comme de s’opposer résolument à l’épaisseur obtuse de l’époque, à ses fonctionnaires de la pensée et de l’enterrement de la pensée, à ces esprits que l’on qualifiait il y a peu de « réalistes » parce que sachant compter et ne pas se laisser surprendre par les difficultés monétaires. À se vouloir, en somme, et de façon explicite, dans le camp d’une aristocratie de l’esprit et non dans celui de la vulgarité prudente et comptable de ses conforts.
Partant, il est de ceux qui, ne se pliant aux servitudes d’une profession, ne voulant vivre que de leur plume, sont contraints à toutes sortes de mendicités auprès des banquiers, des services culturels de ce pays, de ses fonctionnaires, dépendant de leur bon ou mauvais vouloir, parfois dans un amer sentiment du mépris où les tient l’attente, le silence ; soumis finalement à des tensions qui anéantissent ce « désir » (p.371) si indispensable à l’écriture et à l’art.
Il m’a toujours été clair que le travail salarié – celui de professeur – auquel je me suis astreint, non sans de grands plaisirs d’ailleurs, me laissait plus de liberté qu’il ne me causait de gêne dans mon travail d’écrivain. Il m’offrait deux loisirs essentiels, celui d’écrire ce que je voulais quand je le voulais sans recevoir d’ordres ou d’interdictions de mes éditeurs, celui de me soutenir dans ma forme singulière d’aristocratisme, celle de l’amator, qui ne prétend à aucune carrière – et le fait est que je suis fier de n’en conduire aucune –, ni à aucune distinction d’aucun ordre – deux autres faits sont que l’on ne m’a proposé nulle médaille, que je n’en ai demandé ni n’en aurais accepté une seule –, et que je n’ai pas cherché à faire fructifier un prix littéraire qui m’est arrivé comme une balle perdue. Mais voilà que je ne cesse plus de parler de moi.
19 / II / 2002
¤ Longtemps après avoir écrit ces lignes, je prie le lecteur de me pardonner cet accès d’égotisme qui me saisit autrefois. Mais le vrai est là-dedans : j’ai souvent été confronté à l’arrogance d’écrivains qui n’avaient pour excuse à leurs difficultés que de se les être eux-mêmes mises sur leur chemin en prétendant « ne vivre que de leur plume ». Les uns avaient de réelles qualités que leur mendicité perpétuelle ne leur permettait pas d’exprimer totalement. Ils y laissaient beaucoup trop d’énergie et ne vivaient pas de leur plume, ou fort mal. Les autres étaient des médiocres dont le vrai talent consistait à faire le siège des organismes donateurs : c’était leur carrière, ils y réussissaient merveilleusement, ils obtenaient des missions, des ateliers, des « résidences »… et avaient à peine le temps d’écrire, ou s’en souciaient peu sachant le peu dont ils étaient capables. Cela ne les empêchait pas de promener en tous lieux des mines d’importance.
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# La paille et la poutre. Ce mercredi 20, au métro Mabillon, sur le quai d’Austerlitz, trois petites jeunes filles, plutôt boulottes de leurs personnes, contemplent une affiche sur laquelle une accorte nymphe présente d’affriolants dessous. L’une d’entre elles, qui recueille aussitôt l’approbation des deux autres : « – J’la trouve pas terrible, celle-là ».
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# Toujours dans les stations de métro, et aussi dans les rues de Paris et sans doute de nos villes, une affiche exhibe, en un rouge agressif sur fond noir, la croix du Christ s’entrelaçant de la croix gammée, publicité d’un film de Costa-Gavras traitant du silence de Pie XII sur les camps de la mort de la deuxième guerre. Vrai sujet, mais image ignoble et insultante. Seconde ignominie, les protestations catholiques ont été rejetées comme infondées par un juge de ce pays. Je vois très bien cette magistrature couchée, soumise aux ordres et aux pressions de Paris, de la Mecque ou de Jérusalem si l’on eût agi de même avec le croissant d’Allah ou l’étoile à six branches ! C’est l’égalité vue côté laïque et républicain.
Quoique m’étant bien éloigné de mon éducation catholique, cette veulerie française, cette pratique inique d’une justice adaptable me fait vomir, et plus d’un avec moi.
24 / II / 2002
# La France entière, accro du journal télévisé d’une chaîne publique (« la 2 », comme il se dit), entendra le même journaliste ignare qui l’a entretenue hier d’une somme de « cinq cen ‘euros », lui annoncer aujourd’hui que « huizautres Israéliens ont été “abattus” par un sniper palestinien ». Tant d’impropriétés de termes, tant d’incurie dans une prononciation résultant de normes inconnues du malparlant, cela devrait être assimilé à une faute professionnelle rédhibitoire, faire l’objet d’une enquête, de sanctions, de licenciement pour incompétence ! Car enfin, quelle rigueur de pensée, quelle capacité d’analyse, quel sens de la nuance peut-on attendre d’un monsieur qui n’a pas une seconde songé qu’il lui fallait connaître sa propre langue avant de se faire le commentateur des événements du monde ? Certes, que « huit autres » Israéliens aient été tués, probablement même assassinés, est un fait suffisamment tragique pour qu’on ignore la vétille d’une incorrection de langage. Mais quoi ! d’impropriété de terme en faute de syntaxe, c’est l’instauration de la cacophonie, de la logomachie, c’est la reconstruction de la tour de Babel, la confusion des langues, celle des idées, des pensées, des arguments… le massacre assuré pour dix mille ans encore… Et, à la suite, quoi ? Le retour au cri… au grognement ? Et je ne parle pas de la souffrance de ceux qui aiment leur langue et l’ont placée en son lieu naturel, au carrefour des sons, du sens et de l’harmonie. Quel vieux con je fais ! Quel réac ! Mesdames et messieurs, poursuivez, baragouinez sans frein ni vergogne, n’apprenez rien, ne retenez rien, ne souffrez pas de souffrir un instant les lenteurs de l’apprentissage, et bientôt vous serez Américains devenus.
4 / III / 2002
¤ Soyons bref, les choses ne se sont pas du tout arrangées du côté de la langue. La nôtre est massacrée, défigurée chaque jour. C’est une bouillie sonore, le jargon de l’ignorance. On ne parle qu’à mi-voix, on n’articule plus, les cuirs, pataquès, bourdes, solécismes et autres barbarismes émaillent chaque phrase. Les journalistes comme les hommes politiques en sont réduits à lire leur « prompteur » – c’est-à-dire leur pense-bête, que rédigent des ignares ! – Ils ne savent plus s’exprimer. La peur du mot trop entreprenant, de l’expression trop imagée, la surveillance du dire comme on doit dire et de ce qu’on doit dire, tout cela leur lie la langue et leur noue le cerveau.
# Voyage. Aller en métro, des stations Tolbiac à Château-Landon, avec Danièle, pour nourrir sesCarnets de la Ligne 7. Visite des souterrains, puis cheminement en surface, jusqu’à la gare de l’Est, dont nous faisons le tour. Nous admirons les grilles rouillées qui longent les voies sur la rue du Faubourg Saint-Martin, le décor lépreux des arrières, puis la façade si peu équilibrée de la gare. Pas même le charme de celle de l’ancienne gare Montparnasse. Quel plaisir pervers ont pris nos cousins allemands à nous envahir par ce côté-là, par cette façade-là ? Tant de ridicule hideur eût dû les renvoyer chez eux. Les hauts de la bâtisse sont surmontés de deux épaisses effigies : Verdun, dame casquée comme un poilu, assise, seins ballonnés, une main à l’écu, l’autre à l’épée ; Strasbourg, autre dame en jupe comme à volants de danseuse de flamenco, en une main une clef – celle de la ville ? celle de la France ? celle de l’Alsace-Lorraine ? –, en l’autre, quelque chose qui ressemble à un plateau et n’est qu’une balance à écrevisses… Bref, ces symboles de béton sont mal lisibles sous un ciel couvert. Pour rester dans la note, nous déjeunons dans la brasserie Au Petit Moine : œufs mayonnaise, saucisses de Strasbourg et frites, bières, glaces. Le régime, quoi… Après avoir jeté un dernier regard au décor, nous rentrons par l’autobus 47. Il nous dépose au bout de 45 minutes à l’arrêt Italie 2.Quoiqu’épuisés par le décalage horaire, nous sommes extrêmement satisfaits de nos cinq heures de vacances en territoires exotiques.
22 / III / 2002
¤ Paris offre ses consolations.
# Israéliens et Palestiniens sont tombés dans une démence collective dont les extrémistes des deux bords attisent l’incendie. Le combustible est un mélange de vengeance et de haine. On ne peut plus rien arrêter, ni les attentats palestiniens qui font maintenant de dix à vingt morts à chaque explosion de bombe, sans oublier les blessés, ni les interventions de l’armée régulière israélienne contre des civils parfois armés, certes, mais comme peuvent l’être des civils. M. Arafat avec sa fausse impuissance, M. Sharon usant de sa surpuissance, organisent ce chaos d’apocalypse tout en criant qu’il en sont les victimes. Croient-ils en tirer quelque profit qui nous échappe ? Leur folie serait alors incurable. L’influence américaine semble ici ne pas vouloir peser. L’Europe murmure que les violences ne mèneront à aucune solution. Les pays du Moyen-Orient, Arabie Saoudite en tête, tentent de jeter de possibles solutions dans les oreilles des sourds. Tout a échappé à quelque sorte de raison que ce soit. Dans cette dimension, l’homme est insurpassable.
28 / III / 2002
¤ Inutilité de tout commentaire. Dix années plus tard, les choses se sont envenimées avec la haine vigilante que porte Téhéran à Jérusalem, avec le surarmement du Hamas dans le sud-Liban, la guerre civile syrienne, les printemps dits « arabes » et la rupture, après la montée au pouvoir des islamistes du Caire, de l’équilibre qu’avaient établis entre eux Israéliens et Égyptiens. Nous ne sommes pas prêts de voir la fin de cette histoire. Il faudra que quelque prophète des Temps nouveaux apparaisse pour augmenter et compléter le récit biblique.
# Élection présidentielle. Le patronat français fait savoir que peu lui chaut que soit élu un Chirac ou un Jospin. C’est dire combien ces deux représentants d’un socialisme bien élevé font peur au monde de l’argent !
¤ La récente élection à la présidence du socialiste François Hollande a permis à cette peur de se transformer en panique. Des fortunes passent les frontières, on se battrait aux portes des banques suisses et du Lichtenstein si les choses ne se pratiquaient aujourd’hui par déplacements secrets des montagnes d’argent.
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# De ce carnet. De grands blancs chronologiques s’y creusent. Souvent, je n’ai rien pensé, rien vu ni entendu, rien éprouvé, et donc rien à écrire. Je ne veux pas me contraindre à donner une comédie de mots. Les mots, il est facile de les aligner, de les faire parader en d’agréables défilés. Je ne cherche pas davantage à m’y exposer ouvert comme bœuf au crochet du boucher.
¤ Ici, je crois, un début d’explication à mes quelques lignes introductives.
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# Mes lectures du moment sont parcellaires, en forme de poèmes interrompus, de toutes espèces, sans queue ni tête parfois. Pas d’épais roman : Italo Svevo m’attend avec patience. J’écris (nouvelles, roman), cela dévore l’énergie. Quand je pense au magma collant de la prose contemporaine, il me prend une terrible envie de dormir.
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# On vient enfin de dire « explicitement », sur la Deuxième chaîne de notre télévision, au journal de 20 heures, que la destruction systématique des prisons, commissariats et autres centres de police palestiniens par l’armée de M. Sharon, contredit l’exigence répétée du même chef de guerre de voir M. Arafat maîtriser et arrêter ses propres terroristes ! Ils ne sont d’ailleurs plus les siens depuis longtemps, les métastases s’étant disséminées. Trois mois au moins que je grogne cela dans mon salon (*). Il aura fallu, pour qu’on en vienne à cette audace lucide, que les Israéliens s’attaquent à la résidence même du chef palestinien et que le paradoxe ne puisse plus être dissimulé. Il crevait les yeux, pourtant. Il s’agit de la même politique délibérée d’empêchement de toute solution, d’interdiction de toute négociation. Le rapport de force est en faveur d’Israël. Pour l’instant du moins, car nul ne peut prévoir les évolutions d’un cataclysme en marche.
(*) Pourquoi pas dans la presse ? – demandera-t-on. Outre que se répandre dans des courriers de lecteurs, voire dans des articles, c’est se substituer aux silences de ces journalistes qui ne se veulent que d’information, et il m’a été plusieurs fois démontré qu’un écrivain non reçu dans les colonnes pour ses œuvres, n’y est pas non plus reçu pour aucune manière de protestation. C’est la loi du silence. En quelque sorte, j’ai renoncé.
*
¤ Il m’arrive de réfléchir à cette obsession envahissante pour ma tête, pour tout mon être, de la guerre à perpétuité que se livrent Juifs et Arabes palestiniens. L’horreur de la destruction industrielle et massive du peuple juif en Europe, dans les années 1940, y est certainement pour beaucoup. Horreur que je découvris plus tard, au cours de ma onzième année, et qui me fit pour la première fois penser à l’être humain en tant que tel. Je le vis rapidement comme un être inhumain. Puis se greffèrent sur ces images, dont le traumatisme se propage comme ondes dans un liquide où sont lancées des pierres, celles de la Mésopotamie, celles des premières écritures et des enfances d’une haute civilisation, où je ne compris pas que l’on pût dénier, sinon l’appartenance, du moins l’occupation des territoires d’entre Tyr et le Sinaï à ceux qui se nomment aujourd’hui Palestiniens et Israéliens. Les uns et les autres, à mes yeux, y ont autant de droits. Ils ne s’entendaient pas du temps de Flavius Josèphe, et pas davantage dans les temps bibliques qui le précédèrent lorsque les Hébreux sortirent de l’Égypte et rallièrent la « Terre promise ». Ils ne s’entendent pas mieux aujourd’hui, c’est le moins que l’on puisse dire. C’est un énorme furoncle qui ne cesse de s’emplir de pus, de gonfler en n’éclatant que sporadiquement et par endroits, qui ne fait pas mourir mais fait souffrir à l’extrême. Le Grand Furoncle ! Depuis l’origine. Dans le lieu de notre origine, il nous travaille – il travaille le corps de l’humanité – et qu’importe si Juifs intégristes et Arabes musulmans forcenés peinent à se voir dans le cadre de la commune humanité ! –, tout le grand corps est malade de leur maladie. Fièvres… Un jour la gangrène. Comme si… Non, pas « comme si… », le fait est que l’utérus originel est atteint d’un cancer. Le lieu de notre naissance est en train de pourrir. Toute une puanteur s’est répandue sur toute la terre. N’en ont-ils pas assez, tous, et nous avec eux, de cette puanteur, de cette destruction de l’âme et du cœur pour que prospère la haine ?
# À Lyon, une synagogue est attaquée par deux voitures-béliers. Début d’incendie. Des juifs s’indignent, parlent légitimement d’antisémitisme. Mais aucun de ceux qu’on nous fait entendre ne dira que la haine engendre la haine, que cela peut-être cause de ceci.
Voilà qui ne me fait ni léger ni souriant.
On a envie d’acquiescer à Baudelaire : « Je ne comprends pas qu’une main pure puisse toucher un journal sans une convulsion de dégoût ». Envie seulement, car nos mains ne sont pas pures.
29 / III / 2002
¤ Sans m’en croire (on dirait aujourd’hui « sans me la péter » – tiens donc ! comme bombe à la gueule…), sans bégueulerie par conséquent, je lis dans ma petite encyclopédie médicale : « PUS.Liquide pathologique séreux et opaque constitué de globules blancs, altérés ou non, de cellules de tissus voisins de la suppuration et de bactéries, vivantes ou mortes. Le pus est plus ou moins épais et grumeleux. Il est susceptible de former un abcès, collection de pus dans une cavité ou dans un tissu ». J’ai bien l’impression que nous faisons partie de la collection et que nous sommes plongés au plus profond de notre caverne, à regarder les ombres danser la danse de mort sur ses parois.
Fin des « Carnets d’un Fou-XX »
Michel Host
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