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Carnets d'un fou - XIX

Ecrit par Michel Host le 15.01.13 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Carnets d'un fou - XIX

 

Le 8 janvier 2013

 

Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité

 

Elles [les prostituées] ressemblent au critique littéraire d’aujourd’hui, qui, sous quelques rapports, peut leur être comparé, et qui arrive à une profonde insouciance des formules d’art : il a tant lu d’ouvrages, il en voit tant passer, il s’est tant accoutumé aux pages écrites, il a subi tant de dénouements, il a vu tant de drames, il a tant fait d’articles sans dire ce qu’il pensait, en trahissant si souvent la cause de l’art en faveur de ses amitiés et de ses inimitiés, qu’il arrive au dégoût de toute chose et continue néanmoins à juger.

Balzac, Splendeurs & misères des courtisanes, I

Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille.

Michel Host

 

« L’étude du beau est un duel où l’artiste crie de frayeur avant d’être vaincu ».

Baudelaire, Le Spleen de Paris

 

# Notations : 22 juillet 2001 au 27 septembre 2001

¤ Commentaires : janvier 2013

 

# Ma folie : état joyeux, léger, ne demande aucun traitement, et surtout pas la guérison. C’est une levée d’écrou, un soupir d’aise, un arrêt sur nuages, une mine de plaisanteries, une forêt de mots où j’abats les arbres morts, une clairière où je danse en compagnie de pécheresses, un terrier où je dors, la nuit, contre des animaux au pelage doux et chaud. Ils me disent : « Pourquoi ne viens-tu pas plus souvent ? »

*

# Je suis un voyou. J’ai renversé deux rayons de livres chez un éditeur misérable se prétendant poète, étiqueté de la rosette qualité-France et aspirant à devenir académicien. Il ne répondit pas à trois ou quatre courriers des plus courtois. Cela m’avait rendu nerveux. Les dames secrétaires assises à leurs bureaux ont eu très peur, seule conséquence que je regrette.

22 / VII / 2001

 

¤ Nous vivions une heureuse époque – il n’y a pas si longtemps, onze années ce n’est rien – où le malade pouvait s’instaurer psychiatre de soi-même, prononcer le diagnostic et se prescrire le traitement adéquat, en l’occurrence aucun, parce que guérir sa folie rend plus malade qu’on ne l’est. Pourquoi, en effet, déranger des spécialistes fort occupés par des aliénés autrement sérieux, hommes politiques et d’affaires, soldats et mercenaires, banquiers, magistrats, postières, présidents directeurs généraux, sportifs de haut niveau, garçons de courses, filles de rien, dirigeants de partis politiques, chevaliers de la légion d’honneur, trafiquants de la Bourse, professeurs des écoles et des enseignements secondaire et supérieur, académiciens, critiques littéraires, conducteurs d’autobus avec les jeunes gens animés par la haine des conducteurs d’autobus… etc., et cela lorsque la sécurité sociale est au bord de la ruine et la police des mœurs ne sait plus où donner de la matraque ? Guérir, c’est rejoindre cette cohorte, cette danse macabre des corps jeunes et des esprits égrotants. Évidemment, c’est comme ça, en n’acceptant pas les vaccins, que l’on devient un voyou (petit voyou il est vrai), et que l’on n’obtient rien d’un éditeur « misérable ». Je devais le savoir, et sans doute j’avais pris les devants.

 

# Des commentateurs affirment que le sociologue Jean Baudrillard aurait découvert « la disparition du réel », éveillant en cela toute ma sympathie. Il soutiendrait, en effet, que l’achat d’une machine à laver le linge, au-delà du besoin d’un ustensile ajoutant à son confort, répond chez l’utilisateur à un « souci de prestige ».

On constate ici combien la sociologie est supérieure à toute forme de poésie, et aussi de toute école de philosophie, puisqu’elle voit ce que la poésie ne verra jamais, et nous révèle des vérités inapprochables par tout autre mécanisme de la pensée humaine.

Pour ma part, s’il m’est arrivé d’acquérir autrefois l’une de ces machines, ce ne fut jamais que pour laver mon linge, et, pas plus que je n’ai lancé d’invitation, je ne me suis trouvé invité par quiconque à regarder tourner chemises et caleçons derrière le hublot de la sienne.

27 / VII /2001

 

¤ Je manquais de profondeur dans ma réflexion. La véritable question est celle de la « disparition du réel » lorsque l’on voit tourner le linge au hublot de la machine. Comment ne pas se demander ce que penseront nos contemporains si, n’ayant plus rien à nous mettre, nous sortons tout de même dans la rue, nus comme nous sortîmes du ventre de nos mères. Les promeneurs, des gens vêtus comme l’exigent la température et la décence, n’en croiront pas leurs yeux. Où, pour eux, sera passé le réel ?

 

# On trébuche, perd l’équilibre. On manque tomber, on va plus loin. On fait autre chose. Quelque chose d’inouï.

¤ Solution la plus raisonnable je crois, et qui s’impose d’elle-même.

*

Entre le démocrate, victime de son illusion, et auquel je voue une certaine pitié, et l’un de cescloportes démocratiques qui courent en tous sens dès qu’on lève une pierre fangeuse, il en va comme du pinson écervelé au coucou qui lui vole son nid.

L’idée de démocratie, en sus de la permanente duperie des niais par les malins qu’elle couvre et met hors d’atteinte, me paraît être de la même eau que cette morale des sens que les libertins réservaient au commun des mortels, afin que l’ordre public ne fût pas dérangé, et qu’ils se gardaient bien de s’appliquer à eux-mêmes.

 

¤ L’illusion démocratique n’a jamais été mon fort, je le reconnais. Qui n’a toujours su que cette délégation de ses pouvoirs à autrui le laisse dépourvu de tout pouvoir, et dans l’obligation d’accepter des décisions qui au fond lui répugnent ? En outre, il s’est bien confirmé que nos gouvernants, nos « représentants » dit-on, s’enrichissent à nos dépens de l’argent public, par des moyens et trafics dont seuls les initiés ont claire conscience. Ils sont pour la plupart des coucous dans les nids des chardonnerets. Comme aux libertins, le secret et la malignité des stratagèmes, l’épaisseur et la pénombre de la futaie, leur évitent d’être vus et connus. Bien entendu, comme à peu près tout le monde, et avec Montesquieu, entre l’anarchie des communautés inconciliables et la tyrannie des dictatures, je ne vois de possible que la démocratie soutenue par le droit.

 

*

# Enfance.

Survie, déjà.

L’enfant ne sait pas.

Il existe,

cela l’occupe tout entier.

30 / VII / 2001

*

# La jeune fille au ballon rouge. Étrange roman de Dominique de Roux. Roman concassé et charge contre le siècle, contre soi et la bêtise au front de plomb. Traite de la mort de ce siècle aussi ridicule que dégouttant le sang. Un étal de boucher.

C’est magnifiquement écrit, avec des ellipses, trop parfois. Des mots sur les femmes qui sont des adorations. Des imbéciles en prendront quelques-uns de travers.

Relevé, ici ou là, l’ajout ou la suppression d’une virgule, qui est de l’héroïsme, une manière de casser la baraque vermoulue de la phrase automatisée et qui tourne rond. On a toujours mieux écrit à droite qu’à gauche. Sans doute parce qu’on y tient davantage au respect des formes qui est respect d’autrui comme de soi.

En matière de phrases, je ne crois pas être encore assez à droite. Je n’ai pas cette liberté. Pas encore. Me restent des scrupules socialisants.

 

¤ Des scrupules. N’étais-je pas un peu bête ?

*

# Je hais ces vieillards gâtouilleux, monstres d’irrationalité et d’égoïsme, ces demi-autistes qui grondent lorsque vous battez la campagne, ces presque morts qui vous tuent de leurs colères idiotes ou du poinçon de leur acier mental ; je vomis ces navets desséchés sur leur radicelle unique et leur refus de ce qui chante, rien qu’un peu, dans ce siècle d’ennui, de musées, de commémorations excrémentielles qu’il feint de ne pas laisser sous lui. Siècle de l’On-Ne-Sait-Jamais, de la poire pour la soif, du « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras »… Gerbons !

31 / VII / 2001

 

¤ Gerbons, mes frères ! D’ailleurs, j’écoutais France-Culture et ne lisais que Le Monde. Je lis encore ce quotidien, j’ai plusieurs fois dit pourquoi, et j’ajoute que le navet lyophilisé avec sa radicelle unique est un émétique qui vous décharge la cervelle autant que l’estomac.

 

# On reconnaît le petit-bourgeois, écrivait plus ou moins Léon Bloy, à ce qu’il hait les arbres des bois et des forêts, n’admettant que les « fruitiers » qu’il palisse, et qui rapportent.

3 / VIII / 2001

*

Le Monde (3 août) :

 

COLOMBIE : UNE CENTAINE DE MORTS EN TROIS JOURS.

Il ne s’agit pas de quelque catastrophe naturelle, mais de combats entre armée régulière etguerrilleros.

 

DIX-SEPT PAYS AFRICAINS MENACÉS PAR LA FAMINE.

La disette est due aux effets conjugués de la sécheresse et des conflits armés.

La presse annonce. Personne ne bouge.

L’homme, décidément, ne déçoit jamais. Toujours il honore sa réputation.

4 / VIII / 2001

*

Comme les peintres font leurs tableaux, j’ai parallèlement plusieurs écrits sur mes chevalets. Commence ce qui veut commencer, puis s’avancer et s’achever. Du moins ce qui le veut bien. Je me ménage ainsi dix, vingt lieux de plaisirs, mes petites maisons. L’ordinateur permet cela sans qu’on ait à remuer des montagnes de papier.

14 / VIII / 2001

 

¤ Vermeer, dit-on, peignait de moins en moins, puis ne peignit plus du tout. En fait, il laissa peu de tableaux. Son œuvre n’en est pas moins considérable. Je n’ai pas une pareille prétention, et il n’avait qu’une maison.

*

PETITE CHAPELLE FUNÉRAIRE D’UNE FOLLICULAIRE & D’HÉGÉSIPPE L’INGÉNIEUX

 

Elle travaille dans la presse, dit-on,

Et même dans la critique, c’est là le hic !

Que ne fait-elle ménagère, ou concierge,

Comme toute les femmes honnêtes ?

On dit sur elle des choses bien cruelles : que dans un boxon de papier elle est mère maquerelle, qu’elle a pour les dames des faiblesses coupables, qu’elle jette toujours le grain pour retenir l’ivraie, qu’en termes affreux la fustigea, autrefois, pour n’être pas admis en son clandé, un trublion qui mourut à bicyclette.

« Bien fait ! – aurait-elle répondu – sinon je lui en mettais un coup dans les c… »

C’est comme ça qu’elle parle, la folliculaire, lorsqu’elle est colère.

Il ne faut rien en croire, les gens sont envieux et calomnieux.

Ses avis sur les œuvres sont tout ensemble tranchants et flous,

Pour un compliment, trois vacheries elle vous tortille,

C’est là son style, qu’elle vous distille.

Elle sait aussi peu l’enthousiasme que la vraie détestation,

Ménager la chèvre et le choux est toute son ambition.

On parle d’une immense et méchante platitude,

Mais on parle trop je pense, la médisance étant sotte habitude.

On dit qu’Hégésippe l’Ingénieux, grand noircisseur de pages,

Est de ses fidèles amis.

Mais que valent les on-dit ?

Elle lui ouvrit grand la porte de son lupanar,

Car il traduisait les élégies de l’Empereur Jaune

Qu’eût écrites Sully Prudhomme s’il eût été chinois,

Et fort admira les Gardes rouges qui embrenèrent la littérature

Et balayèrent toute culture.

Aujourd’hui, il dispense en ses écrits, outre le topique et l’ennui,

Un doux parfum de France-Fraîcheur,

Par quoi il prétend combattre de France-Moisie l’infecte puanteur.

Elle et lui, enfin, sont comme cul et chemise,

Les critiquer n’est pas de mise.

Elle encense ses pattes de mouche,

Pour les auteurs il lui indique les retouches.

Il la conseille pour ses lifting,

Elle nous conseille ses rewriting.

L’un et l’autre se donnent de grands airs,

Quand on ne fait partout que penser : de l’air ! de l’air !

14 / VIII / 01

 

¤ Méchant comme ça, c’est être gentil, non ? De plus c’était « à l’ancienne », dans l’allusif et le transparent. On n’a plus le goût de ces plaisanteries aujourd’hui, et je n’avais pas de tribune. Je laisse à penser de qui et de qui il s’agit. Ils vivent encore, car les peaux de vaches et les imbéciles ont la peau dure.

Parmi les questions qu’il est possible de poser : est-il licite et utile de critiquer le critique ?

Parmi les réponses qu’il est possible d’apporter :

Licite ? Oui. Surtout s’il ne fait pas son travail, s’il ne sait pas lire, s’il lit tout de travers et trop vite. Et ce sont là ses moindres défauts, car il en a bien d’autres. La dame dont il est question travailla longtemps aux seules fins de satisfaire ses sœurs habitantes de l’île de Lesbos, et elle disait parfois pis que pendre de livres qu’elle n’avait manifestement pas pris le temps de lire. Utile ? Non, ça ne l’est pas une seconde. Cela vous desservira grandement, au contraire, et d’abord auprès de votre éditeur. Alors, l’hypocrisie ? Non, notre ego et notre liberté méritent eux aussi soins et attentions.

 

# Ce soir, merci à Sir Pitterson ! Écrivant les lignes qui suivent, que le lecteur le sache, je suis atrocement, péniblement saoul.

Mes carnets ont des trous. Les bas résille aussi, dont le charme est de découvrir des charmes qui se cachent à peine.

S’ils sont lus quelque jour, les lecteurs s’interrogeront : que faisait-il tout le temps qu’il n’écrivait rien dans son pense-bête ? Allait-il à la pêche ? Écrivait-il un livre ? Était-il amoureux ?

Rien, ou presque, de tout cela : amoureux, oui, peut-être, mais il pensait que, dans cent ans, c’était même une certitude, tous ceux qu’il connaissait, tous ceux qu’il aimait et lui-même, seraient morts ; conséquemment, il buvait du Sir Pitterson, Old number 5 traditional Finest Scotch Whisky, et n’importe quoi d’autre fourni par le supermarché ou sa cave ; il caressait ses chattes ; il écoutait La jeune fille et la mort ; il se disait : l’abus des idées de mort peut donner des idées à la mort. S’il avait une idée littéraire, il n’était plus en état de la noter. Il se demandait s’il mourrait avant que son rein greffé ne le quitte, ou si l’inverse se produirait ; il buvait encore d’un vieil armagnac ; il ne lisait rien, du moins dans le moment ; il sombrait dans un calme désespoir, puis dans un profond sommeil.

*

¤ Ai-je honte ? Même pas. Même plutôt fier d’avoir tenu le coup. Boire m’a toujours plu. Et quand le trente-sixième dessous est atteint, il n’est pas de meilleure solution aux problèmes. C’est une autre mathématique. Elle donne un temps d’avance sur la psychologue comportementale ou le psychanalyste au long cours. Un conseil (ne nous arrive-t-il pas à tous de vouloir le bien d’autrui ?) : le whisky (d’Écosse donc) n’est pas mauvais en soi. J’en ai bu de grands et de moins grands. Souvent de très moyens. L’essentiel est le confort qu’il procure à l’esprit chagriné, ce rétablissement de l’équilibre lent des vagues à quoi il nous permet d’atteindre. Il faut aussi découvrir « son » whisky, celui dont l’odeur et le goût sont exactement adaptés à notre personne, et qui ne lui arrache pas la peau du larynx et de l’estomac. Ce n’est pas toujours le cas des plus réputés.

 

# Le moteur des mots qui s’écrivent est-il seulement le narcissisme de celui qui suppose qu’il sera admiré avant de l’avoir été ?

*

# Une jeune femme brune dont le buste s’extrait de la mer. C’est, sur carte postale, un détail, essentiel, d’un tableau de Courbet. Le titre est, bizarrement, en allemand : « Frau in der Wellen,1868 ». « Femme dans la vague », je crois. Elle a les deux bras relevés et croisés au-dessus de sa tête. Elle est brune, ce qu’indiquent sa chevelure et la vigne légère que le peintre lui appose sous le bras. Le visage paraît vulgaire ; les seins, pleins et relevés, leur aréole fièrement bandée, sont ce qu’il y a de plus enchanteur en matière de poitrine.

 

¤ Je confirme cette vision, quoiqu’ayant égaré la carte en question. Le souvenir m’en est resté vivace. Je ne veux pas voir le tableau de Courbet. N’en garde que le souvenir.

 

# Banalité. De l’érotique au pornographique, il en va de l’intention. Qu’est-ce que l’intention ? Elle ne se dit que dans l’implicite. Cet autre paysage du même peintre, L’origine du monde, que les pornographes impuissants voulurent condamner, écarter de la vitrine des libraires, fut peint, reste peint dans une intention toute admirative. La pornographie loge dans le regard émasculé.

Si l’on aime l’inouïe splendeur des formes des femmes, qu’on s’accroche à cette Frau in den Wellen, du magnifique Jean-Désiré Gustave Courbet.

30 / VIII / 2001

 

L’intention ?

C’est l’évident souhait qu’un acte, parfois immédiatement exécuté, parfois retardé, réponde à sa finalité. Il en est de bienfaitrices ou de nuisibles : l’acte y répond en conséquence.

En matière artistique, et singulièrement dans cette question de l’érotique et du pornographique, les choses sont moins simples. On peut s’y tromper au point que beaucoup, qui détestent l’incertitude, sont portés à affirmer qu’il n’y a pas lieu de distinguer l’un de l’autre. Moyen facile pour qu’on ne vous accuse pas de bégueulerie.

Les deux domaines me paraissent clairement séparés, et la frontière passe par la volonté visible de l’artiste : je veux dire que l’artiste la rend visible. Pour « La Femme dans la vague », la beauté charnelle, celle de la chair divinement appétissante que l’artiste admire et rend admirable trace cette frontière. Entre L’Origine du monde et tel sexe féminin écorché comme morceau de viande de boucherie que j’ai pu voir au pauvre musée de l’érotisme, à Paris, l’équivoque n’est pas soutenable : la représentation minutieuse de Courbet n’est issue d’aucune fascination apeurée ; le peintre nous offre la nature de la femme, la nature entière, reliée à un corps, à l’écume, à l’orage menaçant, à l’univers. La pièce du musée, isolée de tout corps, lambeau anatomique de facture grossière (ce qui rend ici la critique, la discrimination, plus aisée), est d’un réalisme outré, parfaitement infidèle, avec un rouge hyperbolique pour l’intime de ce sexe, lui aussi très faussement « réel », grossière allusion à une réalité vivante que l’on n’ose même plus « se » représenter, l’ensemble n’étant plus que caricature : plus qu’on ne l’a représenté, on a dissimulé l’objet de la crainte et de l’obsession ; ou l’on a affiché pour lui une dérision inavouable. C’est la signature de la pornographie. C’est l’obscène, dont l’œil veut se détacher, quand, avec Courbet, l’œil, comme l’esprit, se trouvait « relié ».

Cet obscène repose sur toutes les formes de peur, peur de savoir, de connaître, de voir, et peut-être d’admirer, ce pour quoi il faut de la force aussi.

Néanmoins, il me semble que dans les représentations spontanées et naïves que l’on rencontre sur les murs, sur les portes des toilettes des lieux publics, partout dans les villes et les campagnes, on se tromperait à classer tout ce qui est là donné dans le champ du pornographique. Il est des admirations qui s’expriment avec maladresse.

31 / VIII / 2001

 

# À la Maison des Écrivains, rue de Verneuil, hommage rendu ce soir à Albertine Sarrazin, à l’occasion de la réédition de L’Astragale et de Scènes de la vie littéraire. On voit et écoute des éditeurs, un biographe, diverses personnes autorisées… Rien de mieux que les bonnes intentions pour enterrer un écrivain une seconde fois. On apprend tout des accidents de la vie intime d’Albertine – jusqu’à la date de sa nubilité ! –, mais rien, absolument rien, de sa nature d’écrivain, de la spécificité de son univers romanesque, de la cadence et du souffle de ses phrases. Il me faut imaginer l’impossible, que ces choses soient supposées trop connues pour qu’on ose les aborder devant un public parisien. Ridicule !

Résumons-nous. Les seules bonnes raisons de la lire encore seraient donc qu’elle fut conçue par ancillaire médiation, reconnue « après coup » par un père aussi grossier que violent ; qu’elle commit un petit braquage à quinze ans, fut l’hôte de nos maisons d’arrêt plus souvent qu’elle ne l’aurait voulu, familière des milieux du petit brigandage, et enfin, décédée à la suite d’une erreur d’anesthésie. Pauvre Albertine, tu dors dans mon grenier, en Bourgogne ! Que deviennent tes romans ? Les romans, ta vraie vie ?

Sitôt tus les bavardages, je quitte à tire d’aile la rue de Verneuil.

26 / IX / 2001

 

¤ Albertine, tu dors au grenier de Bourgogne… Il doit y faire un peu frais, c’est janvier. Belle au Bois dormant, ce printemps, quoique prince dépenaillé et sans donjon, j’irai ouvrir tes pages une fois encore. C’est promis, nous irons marcher dans le pré émaillé de primevères, là où dort la chatte Artémis, là où viennent les mésanges charbonnières.

 

Vie et mort des humains. Des fous furieux fanatisés lancent à la même heure quatre avions de ligne et leurs passagers, contre les plus hautes tours de Manhattan, les bâtiments du Pentagone, et la Maison Blanche, qu’ils manquent de peu. C’était le onze de ce mois.

Gazettes et écrans nous ressassent ad nauseam le triste crime et ses commentaires. Le mot terrorismeest le plus souvent prononcé. Les terroristes viennent, je crois, de rendre un signalé service au camp de la bêtise haineuse et vengeresse. L’affaire aurait fait quelque cinq mille ou sept mille victimes. Moins, probablement, mais les chiffres n’indiquent rien ou perdent tout sens en l’occurrence. Mon opinion ne peut être modifiée par cette horreur : l’homme ne déçoit que rarement.

 

¤ Nous vivons toujours sous le signe de cette ignominie dont on parle peu, comme s’il fallait la masquer. Elle fut l’une des conséquences d’autres ignominies qui ne la légitiment pas. Causes et conséquences font la chaîne de l’histoire. L’homme est ainsi fait que lorsqu’il ferait mieux de pardonner et d’oublier, il ne pardonne ni n’oublie, et que là où il lui faudrait garder mémoire vive, il s’empresse d’oublier. C’est ainsi qu’il marche sur la tête et ne prévoit rien de ce qui l’attend.

*

À Toulouse, récemment, une usine de fabrication d’engrais a explosé : plus de trente morts, des dégâts considérables dans un immense rayon autour de l’usine. Toutes les hypothèses sont envisagées par nos eunuques politiques, sauf la plus probable : l’attentat.

On sait pourtant que sur nos routes et dans les rues de nos villes, des quidams transportent en toute tranquillité, dans le coffre de leur automobile, des lance-roquettes, bazookas, mitrailleuses, fusils à pompe, etc.,… comme autrefois les paniers d’œufs et les lapins fermiers dans les fiacres et les cabriolets. Nos gouvernants répètent à qui veut les entendre qu’il n’est pas d’insécurité dans ce pays, mais seulement « un sentiment d’insécurité ».

Ils se fichent du peuple. Le peuple, Dieu sait pourquoi, vote encore pour eux !

27 / IX /2001

 

¤ Nous vivons ou survivons, plus de dix ans ayant passé, dans le sillage de ces violences. Le Proche-Orient est en feu, perpétuellement. La Syrie vit dans le crime d’État permanent, et des criminels, sans doute pires que ceux que dénoncent les médias eux-mêmes conduits par des intérêts financiers et politiques inavoués, prendront dans peu de temps le pouvoir dans ce pays. Lybie, Tunisie, Égypte se sont drapés dans le lin blanc des dits printemps arabes : il ne s’agit, en fait, que de l’établissement de théocraties islamiques fondamentalistes sous la couverture de démocraties de pure façade. Des leurres qu’acceptent et soutiennent les États-Unis, pourtant dirigés par des « démocrates », afin de protéger leurs intérêts financiers futurs, seul objectif qui leur importe. Personne ne ressemble plus à un homme d’affaires américain qu’un homme d’affaires du Qatar ou d’Arabie Saoudite. On a connu, sous George Bush Jr, l’accusation de dissimulation d’armes de destruction massive portée contre le dirigeant irakien, on entend aujourd’hui que le président syrien se disposerait à utiliser des armes biologiques. Il sera mis au sol, comme Saddam Hussein, selon d’autres procédures mais pour les mêmes intérêts. La guerre idéologico-religieuse n’est que le masque de la Grande guerre de la Cupidité, noblement appelée « conflit des intérêts nationaux ». Nous sommes en janvier 2013, et comme le disait Jean Rostand, « Je me sens très optimiste quant à l’avenir du pessimisme ».

 

Fin des Carnets XIX

 

Michel Host


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A propos du rédacteur

Michel Host

 

(photo Martine Simon)


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Rédacteur. Président d'honneur du magazine.


Michel Host, agrégé d’espagnol, professeur heureux dans une autre vie, poète, nouvelliste, romancier et traducteur à ses heures.

Enfance difficile, voire complexe, mais n’en a fait ni tout un plat littéraire, ni n’a encore assassiné personne.

Aime les dames, la vitesse, le rugby, les araignées, les chats. A fondé l’Ordre du Mistigri, présidé la revue La Sœur de l’Ange.

Derniers ouvrages parus :

La Ville aux hommes, Poèmes, Éd. Encres vives, 2015

Les Jardins d’Atalante, Poème, Éd. Rhubarbe, 2014

Figuration de l’Amante, Poème, Éd. de l’Atlantique, 2010

L’êtrécrivain (préface, Jean Claude Bologne), Méditations et vagabondages sur la condition de l’écrivain, Éd. Rhubarbe, 2020

L’Arbre et le Béton (avec Margo Ohayon), Dialogue, éd. Rhubarbe, 2016

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Mémoires du Serpent (roman), Éd. Hermann, 2010

Une vraie jeune fille (nouvelles), Éd. Weyrich, 2015

Carnets d’un fou. La Styx Croisières Cie, Chroniques mensuelles (années 2000-2020)

Publication numérique, Les Editions de Londres & La Cause Littéraire

 

Traductions :

Luis de Góngora, La Femme chez Góngora, petite anthologie bilingue, Éd. Alcyone, 2018

Aristophane, Lysistrata ou la grève du sexe (2e éd. 2010),

Aristophane, Ploutos (éd. Les Mille & Une nuits)

Trente poèmes d’amour de la tradition mozarabe andalouse (XIIe & XIIIe siècles), 1ère traduction en français, à L’Escampette (2010)

Jorge Manrique, Stances pour le mort de son père (bilingue) Éd. De l’Atlantique (2011)

Federico García Lorca, Romances gitanes (Romancero gitano), Éd. Alcyone, bilingue, 2e éd. 2016

Luis de Góngora, Les 167 Sonnets authentifiés, bilingue, Éd. B. Dumerchez, 2002

Luis de Góngora, La Fable de Polyphème et Galatée, Éditions de l’Escampette, 2005