Carnets d'un fou - XI
Michel Host
Le 4 juillet 2011
Rétrospectivité / Prospectivité / Objectivité / Subjectivité / Invectivité / Perspectivité / Salubrité
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Les intuitions des poètes sont les aventures oubliées de Dieu.
Elias Canetti, Le Territoire de l’homme
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Ces Carnets d’un fou sont un tissu d’observations et de réflexions. Tissu déchiré parfois, car enfoui dans le sépulcre de l’impubliable : deux éditeurs, craintifs, ont fait marche arrière tant les timides et rares audaces qu’il enveloppe leur ont paru devoir contrarier leur bonne réputation, leur chiffre de vente et leur belle complicité avec la chronique littéraire parisienne. Seule une publication en revue est donc accessible à ces notations. La Cause littéraire, après La Vie littéraire, les accueille à son tour : qu’elles en soient remerciées. Ravaudages et reprises, donc ! Mis sur le métier en 1999, on y verra défiler des « vues » d’un passé de quelques années auxquelles, ici ou là, des commentaires touchant à notre proche actualité fourniront d’autres perspectives. Nous attendons monts et merveilles de ces travaux d’aiguille. – Michel HOST
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Cette critique ressemble à un doigt posé sur une corde : elle tue la vibration.
W.Gombrowicz, Journal
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# Notations : avril 2000.
¤ Commentaires : juillet 2011.
# Le pigeonneau, une pigeonnette en vérité, se remplume et devient fort beau. Demoiselle emplumée, donc ! Elle ne mérite plus son premier nom, aujourd'hui changé en Esméralda. Mon projet est de la relâcher dans le parc de l'avenue de Choisy dès qu'elle sera adulte et bien vigoureuse, qu'elle se mêle à l'une des nombreuses bandes de pigeons qui y résident.
# Poésie... Recherche de sa définition.
Se définira plus aisément, sinon plus exactement, par l'élucidation de ce qu'en premier lieu elle n'est pas, comme fait Frédérick Tristan? "La poésie n'est jamais fictive."
10 / IV
¤ Il me paraît indispensable de rechercher des définitions de la poésie… du poétique. Je les veux pour moi d’abord. Et j’en voudrais une qui fût définitive, imparable. Peuvent-elles servir à autrui, je ne sais trop. À moi ? Oui, elles me rassurent, comme des jalons que je découvrirais en marchant dans une campagne mal connue. Elle est en même temps le soleil sur ma tête qui me dit les points cardinaux. Mais elle est en soi insaisissable. Cet état autre de la langue, de l’expressivité du monde, je le pense issu d’ailleurs, de la sphère émotive et des sources les plus généreuses qui soient en nous. Je l’ai donc envisagée comme la traduction du langage mystérieux de l’émotivité dans ma langue, qui est langue commune, partageable, le français. Partagée, donc. Dernièrement, je l’ai définie comme « le roc fertile ». Du roc ne naissent au mieux que de maigres fleurettes, des tiges ligneuses et raidies dans leur effort pour survivre. Elles s’accrochent. L’essentiel, la vie malgré tout. Pour le moment, je m’y tiens, plante qui n’a pas renoncé à exister encore. De là je me fiche complètement des jugements et sentences sur les vrais, les faux, les bons, les mauvais poètes, ceux qui inventent et ouvrent les chemins, ceux qui imitent, ou ferment les portes… Cela importe peu. Des poètes et leurs poèmes me parlent, d’autres moins ou pas du tout. Je les ai en bouche, ou je les crache.
# Printemps giboulant en Bourgogne. Les vins seront gouleyants.
# Hier, visité à nouveau le charmant château de Bussy, où le manque d'humour du Grand Roi est amplement dénoncé par l'esprit de Rabutin, ici visible dans les tableautins dont il a fait parsemer les appartements. Inouï de penser que la Marquise mit ses pas dans ces allées, ces salles et ces chambres. Et l'interminable exil du cousin, le silence des hivers, l'ennui sous les ciels plombés... Le châtiment manquait de grandeur. Louis le Quatorzième aurait été mieux inspiré s'il eût contraint Rabutin à nous conter les amours des cours d'Europe, puisqu’il avait si bien contées celles de Versailles.
# Cris perçants d'Artémis sous l'averse de grêle. Le désespoir du chat a quelque chose d'impérieux.
¤ Mon amour et mon intérêt pour les animaux ne se démentiront jamais. Ce sont mes cousins, plus proches que lointains. Ils n’ont qu’un visage. Ils m’invitent à aller vers les humains (ce n’est pas à chaque fois, je l’avoue, mon premier mouvement). Certains humains, obligatoirement rares, sont exceptionnels. Ils me fascinent comme me fascinent les animaux exceptionnels. Ils essayent, eux aussi, de n’avoir qu’un visage. Pour un humain, grand effort ! Et j’essaie de m’en approcher, si je peux… Artémis, disparue aujourd’hui, était une chatte exceptionnelle. Elle dort au fond du jardin, sous une pierre, dans une caisse qui contint avant elle quelque bordeaux d’un grand cru classé. Certains sont inaccessibles à ces émotions premières. Sensibleries… anthropomorphisme… - disent-ils. C’est qu’ils ne veulent penser à ces réalités-là. Je les comprends mal. Peut-être veulent-ils amputer leur âme.
# Des articles publiés dans Esprit (mars-avril 2000) portent à s'interroger sur ce qu'il est convenu d'appeler la « posture » de l'écrivain. La mienne, est un brin aristocratique : je trouve que la plupart des activités qui amusent mes contemporains et leur plaisent ne sont rien que des "passions imbéciles" (L.Bloy). Elle est aussi très incommode: je n'aime pas travailler à la promotion de mes œuvres, me montrer dans les lieux où l'on se montre, mendier des papiers, relancer les attachées de presse, ce en quoi j'ai le plus grand tort, comme me l'a fait comprendre Jean-Pierre Ostende: pourquoi s'intéresseraient-elles à me promouvoir si je ne les entoure d'une affection constante et de paroles suaves? Je sais tout cela et en éprouve de la mauvaise conscience, parfois du remords. Ma paresse reste la même. Il m'arrive aussi de traduire mon impatience du monde par quelques pointes acerbes, ma tournure d'esprit est critique… rien qui arrange « mes affaires » ! J'ai bien l'intention de m'améliorer - qui ne voudrait s'améliorer ? -, mais déjà je sens que la force va me manquer.
12 / IV
¤ Le charme d’un tel sujet est épuisé depuis longtemps. Je ne suis plus dans les « affaires littéraires », je l’ai à (grand) peine été, ou alors appelons-les « affaires étrangères ». Pas d’affaires en littérature ! Cela ne signifie nullement quelque manque d’ambition. Mon ambition est toute dans la page écrite ou à écrire. Durer ? Survivre à l’instant ? À l’illumination, parfois, de l’instant ? Rêve absurde ? Il faudra que je songe à la question.
# Mariage. Certitude: vous perdez une maîtresse. Incertitude: vous pourriez trouver une femme de ménage.
# Ce matin, « France-Inter » se délocalise à Poitiers. La romancière M.C., en milieu de matinée, sera à l'antenne. Là, pour les auditeurs ébahis, « elle écrira le dernier paragraphe, ou la dernière phrase de son roman en cours. » L'art romanesque va franchir une nouvelle frontière grâce la romancière trapéziste. Celle de l’imposture et de l’inanité. Bravo l'artiste!
On peut en rire, comme je fais. Je devrais en pleurer. En pleurer, comme fera Lakis (*) je crois, qui devrait en rire.
Il est vrai que cornaqués par « Le Figaro », ou peut-être par « Le Monde », quotidiens en veine de fantaisie, plusieurs romanciers se réunirent un jour, il n'y a pas si longtemps, dans un grand hôtel parisien pour y achever ensemble un même roman. Ces romanciers cascadeurs semblaient surtout avoir eu pour mission d'achever la littérature. N'a-t- on pas de merveilleuses idées de nos jours! Ils furent très applaudis, leur texte est oublié.
Qu'est-ce que la littérature que l’on veut promouvoir pour mériter de pareilles pitreries? Qu'est-ce, aujourd'hui, que la visibilité de l'écrivain?
Il y a quelques années, au Mans, à Tours... je ne sais plus où, un soir que nous étions logés dans le même hôtel, j'accompagnai M.C. dans sa promenade, elle sortait son chien - mon amour des bêtes me porte parfois à de ces extravagances -. Elle n'avait pourtant pas l'air d'un représentant de commerce. Elle avait été l’amante d’hommes en vue. J’en éprouvais un grand respect.
(*) Lakis Proguidis, créa et dirige la belle revue L’Atelier du roman.
14 / IV
¤ On a moins de ces représentations de cirque, de ces numéros de foire romanesques de nos jours. C’est, en fait, qu’on n’a plus bien le temps. La foire est devenue permanente. Nous sommes à la mi-juillet 2011. Quatre-cent cinquante romans, soit sous forme de jeux d’épreuves, soit en volumes accomplis, sont déjà tombés sur les tables des chroniqueurs en prévision de cette autre foire appelée « rentrée littéraire ». Scribouilleurs, graphomanes, commentateurs, attachées de presse, directeurs de collections… roulent donc le nez dans le guidon, crevant sous le cagnard de l’été, peloton de dopés des mots et des phrases creuses, courant vers la ligne d’arrivée où se jouera le sort des « engagés » : pour le classement général, le Goncourt ; le grand prix de la montagne, c’est le Renaudot ; pour la lanterne rouge, le prix de l’Académie française…, etc.
« - Dites-donc cher Monsieur, me dira-t-on, vous-même scribouillez, graphomanisez à loisir ! - Eh oui, eh oui… réponds-je à l’outrageant personnage. – Et peut-être bien que vos Carnets, dont vous faites si grand cas, ne sont que bavardages, gribouillages et barbouillages de mots… - Eh oui, eh oui… réponds-je à l’insolent. On n’est pas sérieux quand on a mon âge. »
# Je m'y perds. Esméralda est peut-être un ex-Quasimodo. J'avoue ne rien connaître au sexe des columbidés. Les gouvernes de sa queue dépassent maintenant les rémiges. Comme on se trompe! Le presque-pigeon - il me semble un vieil adolescent - s'était perché hier soir sur le lustre de mon "atelier". Ce soir, j'ai un peu tardé à rentrer la bête (dans un carton d'emballage pourvu de trous qu’aimablement me fournit une vendeuse de supermarché), je la trouve donc somnolente sur le bras de ma lampe de table. Elle ne dort que d'un œil, tranquille néanmoins, ayant deviné que je la laisserai passer la nuit là où elle s'est perchée. Elle se tient le bec enfoui dans les fines plumes anthracite de son jabot, la mine bossue d'un vieux curé de campagne assoupi sur son prie-Dieu après avoir fait un sort à sa bonne. Ma promesse de la rendre à la liberté et à la vie tribale de ses congénères ne l'agite guère. J'étends chaque matin des journaux sur mes tables, sur le sol (un réel plaisir que d'offrir notre presse à un oiseau du ciel) et médite de lui teindre à l'encre rouge le bout des ailes afin de pouvoir la repérer et me faire une idée de son acclimatation à la vie naturelle à laquelle je vais la rendre. Elle me fait l'existence compliquée. Je la regrette déjà.
# Le couple. On ne se déteste, on se dit des énormités, la séparation est assurée. On s'aime, les mêmes mots dépassent la pensée, chacun le sait, ils sont le piment et le confortement de l'amour.
¤ Un homme, une femme. Ensemble. Objet mystérieux aux yeux des autres, comme aux leurs la plupart du temps. Une vie pour se comprendre. Je pense à mes grands-parents.
# Jean-Paul II et le Grand Mufti, même combat contre la contraception! Mais l'un est entendu, l'autre pas.
¤ Ici, on veut des petits chrétiens, là des petits musulmans. Veut-on des petits enfants ?
# Ce jour, à Windsor, les médias en sont baba, la reine offre le five o'clock au russe Poutine. Le thé de l'Assassin.
18 / IV
¤ En 2011, après l’installation de je ne sais quel bourreau autochtone sur le trône de la Tchétchénie, après les assassinats impunis de deux journalistes, c’est en lui cuisinant le canard au sang qu’Elisabeth recevrait le même individu. Recevoir est un art tout de tact et de délicatesse.
# L'affaire Renaud Camus n'a pas fini de me faire rire. Écrivain bien en cour, bon écrivain qui plus est, de la sexualité conforme me suis-je laissé dire, ayant joué comme il convient de son exil auvergnat et surfé avec une voyante élégance sur les premières vagues de l'internet, il avait tout pour ne pas déplaire et ne déplaisait nullement. Mais - quelle mouche le pique ?- le voilà qui se mêle d'écrire le mot "juif" à propos d'une émission inécoutable de France-Culture, et qu'un temps il avait probablement eu la faiblesse d'écouter. Les poursuites judiciaires sont lancées illico par Radio-France, l'actuelle ministresse de la culture le qualifie de "propagateur des thèses racistes" (Le Monde, 21-IV), ses deux éditeurs successifs le tarabustent : on parle ici de "formulations malheureuses", là de "terrain sur lequel il convient d'exercer la plus grande vigilance"... Bref, les chiens sont lâchés, on n'arrêtera plus la meute. La bonne pensée a un nouvel os où se faire les crocs, celui d'un littérateur imprudent qui n'a su ou n'a voulu peser ses mots. Retenons ce mot de « vigilance » : les inquisiteurs et leurs familiers ont changé de camp.
¤ Commençait alors l’ « affaire Renaud Camus ». Ma première réaction fut celle-là. Ce fut une affaire à pleurer plutôt qu’à rire. Elle m’occupera plusieurs semaines, on en aura la preuve dans ces Carnets. D’emblée, au vu des réactions entières, proclamatrices, officielles, tranchantes, on devinait que beaucoup s’occupaient moins de lutter contre un éventuel antisémitisme (et on verra, je pense, que l’attitude de Renaud Camus ne relevait pas de ce vice) que de se forger un bouclier contre l’accusation qui leur en eût pu être faite, ou de se faire décerner, au prix d’une opportune levée d’étendards, un prix de vertu personnelle sous le fanion des luttes contre les discriminations.
S’il y a deux foules, que dois-je faire ? – demandait M. Snodgrass à M. Picwick. Celui-ci répondit : « Criez comme la plus nombreuse. »
# L'épiscopat bordelais ne souhaite pas la proximité avilissante (*) d'un festival de l'érotisme durant les fêtes pascales. Il est débouté par les tribunaux de la République de sa demande de remise dudit festival à une date ultérieure. Si la mosquée ou le Temple formulaient la même exigence, ils auraient gain de cause. Haine de soi !
(*) Non que l'érotisme soit avilissant, mais on sait à quel rang l'inculture et la vulgarité contemporaines ont ravalé Eros.
# Pour la plus grande gloire du dieu Bénéfice, Bruxelles vient d'autoriser les commerçants anglo-saxons à pénétrer nos marchés alimentaires avec des produits chargés d'organismes génétiquement modifiés, à mêler au chocolat des adjuvants qui n'ont plus rien de commun avec le cacao et le beurre de cacao. Or, de ces deux mesures, discutées depuis des mois, PERSONNE ne les veut chez les consommateurs et citoyens européens. Seules les classes aisées et informées mangeront sainement désormais et se régaleront de produits authentiques. Époque délicieusement démocratique.
21 / IV
¤ Qu’on ne se méprenne. De la démocratie je veux bien et suis grandement partisan. Mais pas de celle-là, qui se laisse peloter à loisir par les lobbies du commerce et de la finance. De l’autre, la vraie.
# Méditations à propos de logement. Notre appartement du XIIIe arrondissement est un caravansérail, un campement gitan. La chambre tient de la roulotte les soirs où le cirque dresse son chapiteau, la cuisine mi-véranda mi-restaurant d'entreprise, le couloir entre hall de gare et bibliothèque, la pièce à vivre hésite entre jardin d'hiver et salon de musique, mon atelier d’écrivain est couvert de journaux dépliés, occupé par un oiseau siffleur (le pigeonneau ne roucoule pas, semble-t-il) qui se fait du muscle et de l'aile. Artémis est en faction derrière la porte, disposée à croquer l’emplumé. J'occupe donc la chambre d'Ysé, ma fille, où j'ai transporté deux ordinateurs et le quart d'une bibliothèque. Elle proteste à chaque visite. En vain. La croissance du pigeon, en apparence rapide, reste lente quoi qu'on dise et fasse, et il n'est pas question de rendre sa liberté à ce volatile tant que je ne le croirai pas apte à affronter la sauvagerie de la vie parisienne.
Quand j'étais stupide je regrettais de n'avoir pas consacré l'argent du Goncourt (ce qu'il en resta après les cueillettes du percepteur) à l'achat d'un appartement bourgeois du siècle passé, avec cheminée dans chaque pièce, plafonds moulurés, dans un immeuble à bel escalier, avec concierge péninsulaire, carrelages à cabochons et ascenseur poussif. Un temps, j'ai souffert de ce sot prurit de bourgeoisie rance. Pourquoi, si je hais les bourgeois et leurs prétentions domiciliaires ? À intervalles, on peut être idiot, et moi plus que quiconque. Je me plais pourtant dans mon trente-troisième étage, en plein ciel.
23 / IV
# France-Culture. Ce matin, ouï lecture de quelques paragraphes d'un écrivain spécialisé dans la saisie gourmande des plaisirs infimes et fugaces. Quoique bien disposé par principe, n'ai pu éluder un tressaillement à tant de niaiserie. Avantage: on sait les livres qu'on ne lira pas.
¤ Avantage à échéance plus lointaine. On apprend que ces œuvres du vide ne manquent à personne, qu’elles sont oubliées. Et que l’on a eu raison de ne pas y perdre son temps.
# Samedi matin. Répliques. On débat de la façon la plus efficiente d'aborder la question de la souffrance infligée par l'homme aux bêtes. Il s'agit, bien entendu, de ne pas augmenter le nombre immense des ennemis des bêtes, de ceux qui ont quelque intérêt à se les approprier, à les utiliser au même titre que de la matière inerte.
Au passage: vaut-il mieux dire animal ou bête? Est posé le problème de l'âme de la brute.
Il est, je l'apprends, des êtres-agents (nous) et des êtres-patients (les bêtes).
J'ai la certitude qu'une chronologie dans l'évolution de la pensée est indispensable à ce progrès : qu'en premier lieu toute souffrance infligée à un animal me paraisse une inexpiable barbarie pour que, en second lieu, je prenne conscience qu'il ne m'est aucune raison à invoquer pour infliger une quelconque souffrance à mon voisin de palier. Que j'accepte la pensée que les mammifères souffrent et méritent compassion. Lorsqu'un homme fait entrer un mouton à coups de pied dans un abattoir (scène vue), c'est à son obscure mauvaise conscience qu'il donne des coups.
À aucun moment, dans le débat, ne s'est posée la question de la totalité de vie qui nous fut donnée avec l'univers, des mutilations définitives que nous lui faisons subir, de notre paradis que nous changeons en enfer.
¤ Questions distinctes ? Questions liées ? La féroce domination du genre humain sur le genre animal. Cette tyrannie que la Genèse préconise. En conséquence, la destruction du Jardin. Je ne cesse d’être persécuté par ces pensées-là. C’est un orage qui roue la montagne, le dévalement de pluies torrentielles, le désastre, le malheur dans le crime. Comment est fait l’homme ? Comment est fait ce Dieu en qui certains ont foi ? Qu’ils prétendent parfois avoir « rencontré » ? « - Ah, bonjour cher Monsieur Dieu. C’est inespéré de vous trouver ici. Ainsi, vous vous promenez de bon matin sur nos chemins ? Et que pensez-vous de "tout ça" ? » « - Vous savez, mon petit bonhomme, il est inutile que vous me parliez sur ce ton d’ironie, ça ne sert à rien du tout, je ne suis pas un « dieu personnel ». « - Vous êtes un dieu quoi, alors ? » « - Ah, ça… à vous de me le dire. »
# Pendant toute la semaine, pour je ne sais quels motifs financiers, les radios nous ont abasourdis des craintes montantes et descendantes des cloportes des places boursières. Une nausée nous envahissait à ces alarmes parfois délivrées sur ce ton haletant qu'adoptent les commentateurs sportifs pour nous entretenir de non-événements. Si nous n'avions à chaque fois tourné le bouton, nos cerveaux eussent été emboursifiés. Voire emboursificotés.
24 / IV
# Feuilletant, relisant quelques livres de Christa Wolf pour une émission de radio à laquelle me convie Lionel Richard, je me plonge dans les pages splendides de Cassandre : mise en œuvre du mythe dans un code de modernité, sa reprise dans une vision personnelle et sensible, son élucidation en tant qu'instrument éternellement affûté pour l'examen de ce que les hommes sont tenus de vivre. Une question centrale est posée: lorsque les Troyens veulent attirer Achille dans un piège pour le mettre à mort, la voix de Cassandre s'élève, voix qui se soutient d'un regard lucide, voix qui nie et s'oppose disant qu'il n'est de pire solution que de tuer son pire ennemi. Notre époque n'a toujours pas compris cela. On assassinera Achille, et Troie sera détruite. En esprit, nous vivons huit siècles avant Jésus-Christ. On emprisonne Cassandre dans une tour et la fait taire au nom de la realpolitik.
Christa Wolf travaille le mythe, ici de manière explicite, ailleurs de façon plus détournée et secrète. Je pense à cette scène de Trame d'enfance, son grand roman autobiographique (elle prend trop la peine de plaider la fiction pour qu'il en soit autrement): dans la petite ville, un dimanche je crois, la foule attend Hitler, ce faux dieu lointain au culte duquel les foules de l'Allemagne s'étaient si aisément converties. "La curiosité n'était pas leur faible", dit Christa Wolf. Il tarde à venir, on l'attend néanmoins avec patience et discipline. Viendra-t-il? Qu'importe, la petite Nelly ne le verra pas. Lui restera, un temps, le puissant "désir" d'Hitler : ainsi prospèrent les mythes mortifères. Nelly au pays des horreurs!
# Le Figaro du 21 avril. Le bloc-notes de Max Clos. Ce dernier, qui ne passe pas pour homme de gauche, rapporte des faits: au cours de ces "journées d'appel de préparation à la Défense" qui se substituent désormais au service militaire obligatoire, dans les centres de l'armée où l'on a réuni jeunes gens et jeunes filles, fut mis à leur disposition "un journal, « D.D.J. » - Droits des jeunes -, édité par le ministère de la Jeunesse, avec la participation, entre autres, de Libération et L'Humanité hebdo". (Citation)
Que, selon Max Clos, ces jeunes lecteurs promis aux tâches de la défense de la nation puissent trouver dans ce document un "éloge du Pacs" suivi d'une "condamnation du mariage", cela va de soi dans le monde où nous vivons, où tout engagement de quelque force doit s'accompagner des indispensables clauses ménageant de futurs dégagements : ne sois attaché à rien ni à personne, sois libre comme feuille au vent. Qu'ils y découvrent des "conseils sur la façon de ne pas payer son loyer" et y apprennent "comment refuser de présenter ses papiers à un policier...", cela est d'un autre ordre, relève de l'anti-civisme et d'une conception victimaire et irresponsable de la jeunesse. Droit du non-droit. Insulte à cette jeunesse et étrange déviation anti-républicaine, qui se comprennent néanmoins dans une société où les valeurs républicaines passent pour rétrogrades. Dans plusieurs centres militaires, on a refusé de diffuser le journal en question.
Jusqu'où le ver est-il entré dans le bois de l'arbre? Outre un ministère à la source de telles déviations - Mme Buffet, ministre de la Jeunesse et des Sports (elle est communiste... étrange retour au vomi de l'anarchie!) a apposé ici sa signature - ; on y trouve les associations "recommandées" de toujours : MRAP, SOS-Racisme, Licra et Ligue des droits de l'homme... Droits de l'homme fort amplifiés, convenons-en : ne payez pas votre loyer ! Ne montrez pas vos papiers aux représentants de l’ordre ! Selon moi, on a encore manqué de fermeté, on n'est pas allé jusqu'à "ne payez pas vos impôts."
25 / IV
¤ Ces aberrations de la pensée – et ici de l’action - étonnent encore. En la circonstance, des Athéniens, des Lacédémoniens, des Romains du temps de la République eussent cru mourir de honte et condamné les initiateurs de telles dérives aux galères, ou à être précipités du haut de la roche tarpéienne… Non qu’il faille un ordre à tout prix, un essor du punitif sans mesure, un encasernement des esprits, cela nous l’avons compris depuis longtemps, mais oui un sens moral intime, une honnêteté à l’égard de soi-même et de la collectivité. D’un fruit pourri personne ne mangera, il finira dans la poubelle.
# Esméralda (définitivement féminisée) devrait rejoindre les parcs parisiens au cours de la prochaine semaine, s'il est prévu un temps agréable, si toutes ses chances sont préservées. C'est une petite bête magnifique aujourd'hui: les blancs et les noirs des ailes et de la queue se sont faits vifs et profonds, la tête s'est dressée, altière, de ses yeux d'or pâle elle vous fixe en sifflant. Merveilles sont le jabot d’un gris anthracite brillant semé de moires mordorées, et, sous les ailes, tout un fin plumetis d'un blanc éclatant, comme un jeu d'écailles minuscules imbriquées, là où n'étaient que duvets salis, collés sur la chair rosâtre et maladive. Elle vole à travers l'atelier, dort la nuit sur le sommet de la bibliothèque, se jette dans mes mains en battant des ailes lorsque je lui apporte le grain et l'eau. Tout animal, s'il est en santé, est un bijou vivant. L'homme contemporain le serait aussi s'il ne se fagotait de manière sinistre.
27 / IV
# Un regard encore. Sous les ailes d'Esméralda, "de ces petites écailles de neige qu'on voit affleurant sur les toits", dirait Jean Miniac. (Chronique des esprits). Il m'a dit aussi : nous devons être à tout, et jusqu'aux plus petites choses de l'existence; notre vie, pour être vécue, est à ce prix. Le joli mai approche, le temps paraît vouloir embellir. La pigeonnette sera au parc cette semaine.
# "Au vieux Châtelet", le poète hors de lui, écorché, au bord de la destruction, plongé dans un doute taraudant quant à la fermeté de son écriture, tout cela à cause d'un articulet critique au sujet de son livre Une odeur perdue de la mer. Nous lisons et relisons les lignes en question. Je me laisse peu à peu convaincre de ce qu'elles sont plutôt plus malveillantes que bienveillantes. Ayant lu le livre, j'ai la certitude que cette lecture est d’abord à côté, non dans ce qu'elle pourrait avoir de parallèle, de suivi et finalement d'empathique, mais bel et bien dans ce qu'elle se résume à une erreur d'intellection. Je tente, une heure durant, de remettre la chose dans la perspective de son insignifiance, mais en vain. L'artiste aura toujours les chairs à vif quand le critique épinglera ses pages sur sa planche de travail pour exercer ce qu'il pense être son objective puissance d'analyse. Deux mondes sans commune mesure, pas même celle de l'œuvre.
Il est fréquent de constater le radical aveuglement de pages critiques qui nous sont pourtant favorables. Le genre critique n'a rien à partager avec le genre créatif. Mallarmé mieux que moi l'a exprimé.
Relisant ce matin l'article en question, je ne parviens plus à me convaincre qu'il soit aussi malveillant que je le pensais : je le lis comme un commentaire distant, non par l'effet d'un quelconque désintérêt, mais par fonctionnarisation d'une méthode de lecture, un train-train des yeux et de la pensée qui empêche d'éprouver et de comprendre, tout comme l'image télévisuelle codée a pour fonction première d'empêcher de voir. Ce critique ne peut aimer, ni probablement haïr, son seul rôle étant de démontrer qu'il a la faculté d’émettre une critique sur les œuvres. Je repense à la réaction de l'attachée de presse: à ses yeux, l'article en question est une excellente chose, le critique y a exercé son talent ordinaire, si l'on peut dire, il a produit du texte sur un texte. Il a, en quelque sorte, servi la maison d’édition et donc la littérature. Simple, non ?
Quant à moi, il y a beau temps que je ne lis plus, ou très distraitement, ces proses névrosives.
¤ La rencontre de l’écrivain, de l’artiste, avec son critique, ce dernier fût-il dans une grande empathie, reste la source de bien des malentendus. Des articles dits « favorables » peuvent vous mettre en fureur ; d’autres, « défavorables », vous apprendre que vous n’étiez pas dans la perfection que vous imaginiez. La juste compréhension de ce qui est lu, ou vu, n’est pas la plus simple des tâches. Il y faut une pénétration amoureuse, presque une ascèse. Peut-être serait-il bon que le critique ne sût rien de l’auteur dont il examine l’œuvre. Celui-ci aura toujours les nerfs, les chairs à vif. Il sera fragile, un mot, une allusion… pourra le faire sombrer. Il me semble que c’est dans l’éloge surtout que l’on doit se montrer prudent et délicat.
# Développements de l'affaire Renaud Camus. Un écrivain - un certain Bernard C. -, avec emportement et effets de manches visibles, qualifie Renaud Camus de "pétainiste attardé" (Le Monde, 27/IV). La prochaine étape, si la traque prend ce tour et selon que la classe intellectuelle connivente en décidera, donnera dans l'ancien style des résistants du dernier quart d'heure, dénonciateurs implacables, épurateurs infatigables : Renaud Camus sera promu fils spirituel de Goebbels, émule de Hitler et ultime nostalgique des trains de la mort. Le tout n'est que de voir où sera l'intérêt véritable de ces braves toutous que l'on eût aimé voir en action durant que, sur notre territoire, la Gestapo exerçait ses talents. Nous irons donc au Colisée - pouce en l'air?... pouce en bas? – voir Renaud Camus se faire dévorer par les bêtes.
La question est que l'approche de Renaud Camus, dans sa critique des responsables d’une émission littéraire de France-Culture, fut plus que maladroite, erronée : des juifs de n'importe quelle génération ne sont ni plus ni moins aptes que quiconque, simple question de personnes et de compétence, à "exprime[r] cette culture et cette civilisation" françaises en lesquelles nous sommes assez peu à croire encore. La seule chose qu'il y avait à dire était celle-ci, je crois: le fait incontestable est que lorsque certains centres d'influence publics - voire privés - n'ont pour agents de responsabilité et de mise en œuvre que les membres d'un même groupe (quelles que soient les caractéristiques de ce groupe), il ne peut en aller que de cooptation d'une part, d'exclusion de l'autre. De discrimination par conséquent.
¤ « L’affaire » n’en est ici qu’à ses débuts. Mon commentaire ne fait que dire le sentiment que j’ai éprouvé à propos de Renaud Camus : il fut maladroit et inspiré par le dépit. Dire aussi ma répugnance d’instinct pour les délateurs de toutes sortes, les sycophantes, les donneurs, les mouchards et les baltringues ! Surtout s’ils désignent tel ou tel à la vindicte publique, aux sentences de la foule. La littérature, bouillon universel des jalousies, frustrations et rancœurs, n’en a jamais manqué, et sous nos latitudes, depuis les années 30, moins encore qu’à d’autres époques.
# Petit "voyage" télévisuel au Caire. Consternante stupidité du touriste. Beautés. Métro du Caire : voitures réservées aux hommes, voitures réservées aux femmes. C'est confesser que le respect de la femme, là-bas, est pure légende si une représentante du sexe, à portée d'yeux et de mains, est illico en danger. Dans les lieux publics, rien que des mâles, sauf dans quelques boîtes branchées, la nuit, où celles que l'on voit filmées paraissent fort peu égyptiennes. Le soir, ailleurs, d'autres femmes exécutent la danse du ventre. Commentaire en voix off : "des émirs vont jusqu'à offrir cent dollars à ces danseuses, mais attention!... pas question de les toucher, les dollars sont jetés par terre." On imagine ces femmes dans l'humiliant accroupissement du ramassage. Au Caire, destins de femmes: appareils domestiques ou objets sexuels.
30 / IV
# Dimanche. Parc de l'avenue de Choisy. Esmeralda retrouve la liberté. J'attire une vingtaine de membres de la tribu ailée en répandant la manne et le grain. J'ouvre la trappe ménagée dans la boîte de carton qui m’a servi à l’apporter, elle considère la compagnie avec circonspection -je la comprends, tout rassemblement de nos semblables n'a rien que d'inquiétant -, elle pointe le bec, une patte, puis s'aventure au dehors, la mine d'une duchesse chez les Sans-Domicile-Fixe. Elle mêle ses plumes à celles des traîne-poussière, s'effarouche quand un moineau lui pique le millet sous le jabot. Cinq malappris quittent la place à tire d'aile, elle prend son envol à leur suite, je ne la vois plus. C'est bien. Pincement au cœur.
3 / V
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Fin des Carnets d’un fou - XI
Michel Host
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