Carnet de retour avec la division Leclerc, Pierre Bourdan
Carnet de retour avec la division Leclerc, août 2014, 272 pages, 15 €
Ecrivain(s): Pierre Bourdan Edition: Payot
La liberté revendiquée, pas à pas exaltée puis peu à peu reconquise… Mais en premier lieu grâce à des petits, des sans-grades, des « seconds couteaux », pour la plupart sans accréditation militaire et donc en pure provenance de la société civile.
En considérant l’attitude incontestablement collaborationniste d’une majorité de Français aux premières heures du second conflit mondial, la vérité d’une aspiration nettement démocratique et défendue seulement par un très petit nombre d’insurgés dépourvus d’armes ne saurait souffrir encore du diktat de l’amnésie entretenue. A la lumière du témoignage du journaliste français Pierre Bourdan sur le sujet de la libération du pays en 1944, remontent au grand jour, presque page après page, les contingences d’une réalité historique profondément escamotée, ainsi qu’elle pourrait se montrer pour la mémoire collective durablement désobligeante. Régulièrement alors, l’éblouissement occidental et militaire du débarquement allié gigantesque et finalement décisif, la massive mais tardive répression armée de l’ignominie nazie auront participé à ce « hold-up » d’un mérite libérateur et d’une gratitude bientôt empochés par les seuls professionnels de guerre. Une telle résolution édulcorante efface pourtant bien amèrement la part déterminante de ces anonymes et modestes acteurs du commun qui se seront consacrés avant cela, corps et âmes, dans une impitoyable lutte contre la barbarie hitlérienne.
Voix brouillée sur les ondes anglaises des « Français qui parlent aux Français » dès 1940 puis engagé volontaire aux côtés de Leclerc lors de la reconquête du sol national, le très lucide et cohérent Pierre Bourdan rappelle absolument ce genre d’homme avisé et actif dès au départ. Certes l’apercevra-t-on ici sous habit militaire. Grâce à lui, à quelques autres également, un peuple se verra au final débarrassé du joug totalitaire. Nous leur restons redevables de leur volonté opiniâtre, de leur action décisive dans la naissance et l’avancée d’un retournement victorieux et salutaire dont nous sommes tous les héritiers 70 ans plus tard…
Carnet de retour avec la division Leclerc raconte moins les qualités du grand chef armé français qui, depuis le sol africain avait en 1942 fait serment de planter le drapeau tricolore sur la cathédrale de Strasbourg, que les étonnantes péripéties individuelles rencontrées sous sa coupe par un seul et ses amis au cours des épisodes périlleux de la Libération. Le militaire quasiment improvisé de 1944 que fut ce natif du sud-ouest, auparavant identifié à la BBC sous la désignation de Bourdan, répondait au nom civil authentique de Pierre Maillaud. Décédé accidentellement peu de temps après la guerre, cet enthousiaste et heureux aventurier de la reconquête hexagonale laissait derrière lui, outre le glorieux souvenir de ses incitations verbales diffusées depuis Londres pendant de longs mois d’occupation, ce vibrant témoignage écrit permettant de revivre aujourd’hui certaines heures cruciales du rétablissement de la liberté digne sur le sol français. Au talent oratoire et promoteur de foi démocratique du journaliste réfugié outre-Manche aux premières heures sombres, se sera ainsi additionné celui d’une écriture percutante, peaufinée d’accents parfois très solennellement poétiques. L’engagement entrevu au final apportera aussi la preuve formelle que de la parole aux actes, du songe à la manière, de l’idéal à l’enrôlement physique, aucun fossé, aucune barrière, aucune préservation n’auront de ce temps pu s’opposer à de très entières implications personnelles et courageuses.
L’aventure débute au printemps de 1944, « à mi-chemin entre Hull et York, à quelques trois cent cinquante kilomètres au nord de Londres », en un château anglais du XVIIIe siècle dans le giron duquel sont réunies, en attente et dans la préparation au débarquement continental, les troupes françaises irrésolues à l’annexion de leur patrie. De mars à juin, et même jusqu’à août, la veillée sera longue et fébrile. La grisaille des lieux ne suffira pas à détourner le rêve en train de se fortifier, par là même de s’accomplir. La bienveillance des Anglais pour le Français émigré sur son territoire restera cependant un fait relevé, inoubliable. « Sur le terre-plein on voyait souvent le matin un jeune général français se promener, la canne à la main… ». A la tête de la division rassemblée là, Philippe Leclerc ne fait pourtant que de courtes apparitions, tout comme cela s’illustrera d’ailleurs à travers l’ensemble du présent compte rendu de cheminement. Sa timidité, son reconnu manque d’aisance oratoire mais aussi son indéfectible bâton de soutien avec lequel il arpentait en toute occasion le terrain restituent en effet, de façon symbolique, les traits les plus parlants de cette figure emblématique peu penchée à la recherche médiatique. Le haut rang français lui décernerait pourtant ensuite honneurs et reconnaissance d’un génie peu ordinaire. Dire qu’un dépit du présent narrateur pour la représentation militaire se fût installé après les insuffisances passées d’un Gamelin auparavant disqualifié à la défense patriotique où celles d’un Pétain bientôt infiniment traître à la sauvegarde indépendante serait probablement inexact. Quand ces aspects antérieurs avaient sûrement ébranlé rudement la confiance que plaçait Bourdan dans les aptitudes de chefs médaillés pour la défense du pays, la perception courte qu’il délivra de son supérieur galonné se subordonna-t-elle sans doute ici plutôt à son propre désir d’action débordant et emporté. Ce sera d’ailleurs sous ce caractère qu’apparaîtra le journaliste en costume de combattant, lorsque sa hâte et son enthousiasme brûlant, son imprudence même, le conduiront tout droit entre les mains de l’ennemi. Comme une allusion à De Gaulle le laissera entendre également, pourra-t-on comprendre que notre voix des ondes clandestines se sera assez tôt réservée à l’égard du promoteur auto-déclaré de la Résistance officiellement agencée depuis Londres. Manière de laisser entendre que lorsque la confiance règne, elle ne gouverne pas pour autant…, qui plus est peut-être au pays de la monarchie constitutionnelle ?
C’est probablement lorsque l’on est privé de ce qui est cher que surgit de lui le plus sensible et remuant. Non point espace géophysique abstrait, la consistance même du sol ou de la terre convoitée tient lieu de génitrice auprès de qui s’accomplit un retour d’enfant prodigue. « Ici, la terre vous prends à bras-le-corps, vous entoure, vous empoigne de ses senteurs et de tout ce qui monte d’elle de robuste et d’émouvant ». Intitulé odeur de France, ce chapitre introductif au débarquement de la division Leclerc sur les plages d’Utah-Beach dans le Sud-Cotentin révèle cet échouage de la sublimation qui transcenda le cœur du patriote libérateur. Les caractéristiques d’une terre natale se font tellement présentes qu’elles justifient presque à elles seules toute délivrance d’un carcan. Beautés idéales et impérissables devant à jamais effacer les meurtrissures violentes mais passagères des hommes. Avec ses amis, Rabache et Gosset, Bourdan s’apprête dès lors à vivre « quelque journées riches d’événements ». De Normandie en Bretagne, de Granville à Rennes jusqu’en Touraine puis à Paris, dans les Vosges et à Strasbourg, le périple chaotique du journaliste en costume de guerre dévoile au détour de chaque étape l’intensité de l’instant vécu, la singularité du moment. Le lecteur retiendra bien entendu la part spécialement émouvante où, captif dans un impossible wagon de train se dirigeant irrémédiablement en direction de l’Allemagne, le prisonnier Bourdan et ses camarades opèrent le choix audacieux d’une rocambolesque évasion. Celui qui s’était expatrié longuement découvre au fil de son périple une France incroyablement prête à en finir avec la tyrannie, des anonymes et gens du peuple cette fois ardents au sacrifice pour vaincre le monstre à l’agonie…
L’histoire abonde de ces hommes qui, intrépides et sans concession face aux abominations rencontrées à travers les existences, toujours furent les plus prompts pour traduire en actes de nécessaires révoltes. En proposant aujourd’hui ce retour sur le témoignage vivant d’un insoumis à la fatalité répressive d’il y a seulement quelques décennies, les éditions Payot invitent nos esprits oublieux à une formidable piqûre de rappel. La liberté est alors cette courte flamme qu’aucun prévoyant ne saurait laisser mourir sans redouter les risques graves qu’engendre son extinction.
Vincent Robin
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