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Carnet de notes, 2011-2015, Pierre Bergounioux

Ecrit par Philippe Leuckx 18.05.16 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Livres décortiqués, Essais, Verdier

Carnet de notes, 2011-2015, février 2016, 1216 pages, 38 €

Ecrivain(s): Pierre Bergounioux Edition: Verdier

Carnet de notes, 2011-2015, Pierre Bergounioux

 

Cinq ans de journal littéraire, Bergounioux

Avant-dire :

Faut-il aimer les diaristes, Léautaud (chaque fois je me repais de ces chroniques entre chats et Paris), Green (que loue un autre diariste proche, Lucien Noullez), pour faire de leur vie, exposée là, en petits éclats de réalité, la nôtre.

Pendant près de 1216 pages, hautes et copieuses, j’ai suivi la vie au quotidien du professeur des Beaux Arts de Paris, du romancier, du critique commentant tant de livres, du père et fils de famille, qui a pour les siens un souci de protection quasi maniaque, du sculpteur modelant des figures africaines dans des reliefs de tôles…

Depuis 1980, Pierre Bergounioux (né en 1949) tient son journal, dans des « Carnet de notes », tous les jours. Ce n’est pas pléonasme : véritablement tous les jours, même ceux de malaise (et ils sont nombreux), même ceux de fête et d’enterrement.

Faut-il être en connivence pour commenter, oser commenter un massif pareil où s’entrecroisent science, art, vie quotidienne, création, soucis familiaux, soucis intenses de santé, commentaires, prépas de cours, échanges, colloques et « causettes » littéraires, « presse » parisienne, prise de métro comme de médicaments (lercanidipine, trinitrine), humeurs (de chien, reconnaît-il, parfois), pudeur extrême, détails hyperréalistes, connaissance aiguë des arts africains, lecture infatigable des autres, épistémologie de soi (comment construire ce que l’ado de 14 ans a donné comme exigence à l’adulte devenu en quête de lui-même depuis 53 ans ?)…

La fécondité des pages est telle qu’il me faudra, non résumer (il n’est jamais bon de résumer ni un livre ni une vie !), mais « extraire » (à l’image de l’auteur qui ne fait qu’extraire des livres pour les commenter, des espèces pour les analyser en entomologiste, des fers pour en sculpter des figures, des faits pour en analyser la teneur, des joies et blessures pour s’en convaincre de les avoir vécus), mais mettre en relief ce qui, dans un journal, est tout le contraire des reliefs : ce qu’il apparaîtrait comme platitudes, banalités : en dire le suc…

Vaste projet : comment dire (« comment commencer » disait Barthes – dont Pierre doit évoquer fin 2015 le centenaire de naissance – à propos de Proust (ses débuts) ou d’Antonioni (« dans mon langage théoricien »). Oui, c’est le mot.

1) Ethnographe de soi :

On peut lire ce « Carnet » tout d’abord comme une ethnographie personnelle d’un parcours unique, qui a conduit un jeune Corrézien de 14 ans à entreprendre – c’est le mot – des choix vitaux : prendre la route des études pour Limoges, prendre amie (qu’il vénère, décrit au mieux dans son abondante générosité qu’elle exprime tous les jours entre mille et une tâches, comme lui d’ailleurs insatiable activiste des joies, des travaux et des peines, et des autres), comment ce jeune, d’une province oubliée, exclue du savoir, celle des « terres pauvres », est devenu cet écrivain-professeur-critique-sculpteur affranchi du « crétinisme rural » pour s’exercer à penser ses origines, comme une nécessité vitale, pour s’assurer de se donner réponse à ce trauma initial : je suis né dans des terres pauvres, sans culture, pressé par des adultes négligents du souci de savoir, je me suis affranchi, et je tente de comprendre ce qui a poussé à cette libération des attaches, sans me couper de mes attaches géographiques, géologiques, sociales ?

Il faut border les choses, et sa topographie le fait résider aux « Bordes » : ça ne s’invente pas.

Les retours en Corrèze, moult fois cités, évoqués, décrits, ressassent ce retour aux origines essentielles : la terre corrézienne, la lumière, les gens, exclus pauvres du savoir, qu’il faut libérer, coûte que coûte !

Le trauma est-il soulagé par l’écriture ?

2) Pierre au quotidien :

Comment vit au quotidien un gars, résidant à Gif, en banlieue parisienne, qui doit durant des années rallier la capitale, par métro, bus, voiture, pour donner ses cours, ses conférences, participer à des visites, échanges… ?

Ce qu’Ernaux relate dans son Journal du dehors, Bergounioux le raconte aussi, ses allées, venues, déplacements, échos de la « presse » parisienne (agitation), ruées dans le RER. Il aura passé sa vie à courir, à lire, à ne jamais se donner de repos (il se dirait glandeur s’il reste une minute sans rien faire, ou s’il en est empêché par sa petite Sarah, qu’il adore, mais trop encombrante au milieu de ses pensées de lectures et d’écritures).

Les faits divers abondent : échos et rumeurs du monde qui coule, dans un métro bondé, où les jeunes ou moins jeunes se bousculent, insoucieux des autres, malgracieux, grossiers, abusifs d’espace et de langue… Sans retenue, Pierre pointe ces dérives, ces comportements de barbares qui exposent au téléphone portable leur vie sans intérêt… « Je pense, note-t-il page 164, aux trois petites saletés de lycéennes dont les agissements m’insupportaient ».

Bergounioux n’est jamais aussi bon que dans ces scènes satellites, quasi parasites du récit principal, quand il égratigne des usages détestables, analyse ses contemporains engoncés dans leurs tics : « Agacé par une bonne femme, en face de moi, qui va se pomponner d’Orsay, où elle est montée, à Antony, où elle finit par remiser son attirail dans son sac à main. Tant de complaisance à soi-même, et dans l’espace public, indispose » (p.507). Bien vu, non ?

3) De Brive et d’ailleurs :

L’anamnèse réussit des miracles : énoncer de telle manière que les lecteurs se sentent tout aussi concernés que l’auteur des lignes.

Nous ne sommes ni de Brive ni de Cachan, mais nous partageons les soucis des gens de Brive, de Cachan.

L’analyse personnelle nous y a amenés.

Brive d’alors n’est plus, ou si ; elle garde ses décors, un rien surannés, mais tout a changé ; l’ado brivois se reconnaît encore dans les mille et une sollicitations des décors pour des faits qui n’ont plus aucun lien avec l’aujourd’hui qui voit défiler les fantômes, les morts des ancien(ne)s, disparu(e)s. Pierre Bergounioux nomme les ami(e)s d’alors qui le liaient à sa ville, à sa Corrèze. Une topographie particulière emmène le lecteur de Brive à Paris, passant par Cachan (les « petits » habitent là), Gif, Chartres, Saint-Rémy (dernier séjour de la mère du narrateur)…

4) De santé délicate :

La santé, son absence, les ennuis de respiration, l’oppression thoracique, les risques de passer de l’autre côté, la longue liste des malaises vécus, ressentis, les incidents, les accidents vasculaires : tout y passe, sans complaisance. Le malade poursuit inlassablement ses multiples activités. Et la tension monte jusqu’à 18,8 ou 19.

En page 295 : « Un invisible sicaire me talonne… m’enfonce sa dague dans le dos, lorsque je fais un peu vivement pareil geste ». Un peu plus loin, page 296 : « Est-ce que mon cœur ne va pas lâcher ? »

5) Souci d’une nature changeante :

Le « Carnet » donne aussi la description précise des changements d’air, de lumière, de chaleur. L’apparition des premières fleurs, la persistance, l’été passé, de certains insectes : rien n’échappe à l’acuité visuelle de notre auteur. Sa perte de l’odorat, progressive, ne l’empêche guère de goûter le foin coupé à l’odeur enivrante.

Le cri du faisan, les déambulations insolites d’un chevreuil près de la maison de retraite où sa mère réside jusqu’à la fin de 2015… donnent sujet de note, ou de réflexion.

6) Un lecteur incomparable :

Pas un jour sans une lecture. Bergounioux a suivi à la lettre la consigne « Nulla dies sine linea », suffit-il de remplacer ligne d’écriture par celle de lecture. Aussi infatigable que le Zola qui avait placé cette devise au-dessus de sa table de travail.

Mais quel liseur, selon la définition de Jean Guitton, c’est-à-dire celui qui « élit » ses lectures, et quelles lectures ! Des poèmes, des livres d’artistes, des livres rares extraits des bouquineries, des livres des siècles passés en édition originale, des romans, contemporains ou pas, des livres d’histoire, d’économie politique ou sociale, de philosophes, de sociologues…

Bourdieu, Armand Dupuy, Lévi-Strauss, Kant, Signol, Christa Wolf, Descartes, tant d’autres, dans un joli mélange, sans aucune discrimination. Bergounioux applique à la perfection le souci d’Umberto Saba de ne jamais hiérarchiser les choses, qu’elles soient hautes, banales, grivoises, ordinaires : idem pour notre auteur qui met toute lecture à la même mesure.

Il en dit souvent peu, de ces lectures : quelque remarques ou notations, aucun jugement esthétique, pas de critique au sens journalistique. C’est l’étonnement pour le lecteur qui attendrait assez naïvement que Bergounioux énonce ses jugements.

7) Une expérience stylistique :

Bergounioux, au même titre que Léautaud ou d’autres, note chaque jour, sans disposer ni de beaucoup de temps ni du désir de briller par des phrases hautement préparées ; il s’agit de dire, sans pesanteur, les pensées, les gestes, les souffrances, les déplacements, en phrases courtes, en soignant une langue qui n’est pas exempte de locutions ou d’expressions parfois rares (ex. « je suis pour mourir » ; autre ex. l’utilisation d’avoir au lieu d’être pour passer ; autre ex. la formulation du temps : « Je lis jusqu’à onze heures que je quitte la maison »…).

Mais la poésie n’est pas exclue d’une langue précise :

« Ce mal a la bonté d’attendre que j’aie regagné la maison » (p.244)

« Je serais mort un livre aux mains, comme j’avais vécu » (p.246)

« Cette affaire m’a complètement désheuré »…

On comprendra aisément qu’il est difficile dans les limites de cet article de mentionner tous les atouts d’une expérience d’écriture sur le long cours. J’aurai tenté d’en éclairer quelques aspects.

Voilà un livre dans lequel je puiserai souvent, comme on se ressource aux chevets des grands auteurs, en s’en nourrissant, en grappillant, pour une deuxième, troisième lecture.

 

Philippe Leuckx

 


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A propos de l'écrivain

Pierre Bergounioux

 

Pierre Bergounioux, né à Brive-la-Gaillarde en 1949, est un écrivain français, sculpteur et professeur de lettres.

Son œuvre abondante, d'inspiration autobiographique, se lit comme un seul grand livre, reprenant sans cesse les mêmes motifs pour patiemment cerner l'unique objet de ses préoccupations : celui de l'existence soumise à l'inlassable travail du temps. Marquée par Faulkner et les profonds bouleversements que l'écrivain américain introduisit dans l'écriture romanesque, elle a été rapprochée de celles de Claude Simon et de Pierre Michon.


Source Wikipédia


A propos du rédacteur

Philippe Leuckx

 

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Philippe Leuckx est un écrivain et critique belge né à Havay (Hainaut) le 22 décembre 1955.

 

Rédacteur

Domaines de prédilection : littérature française, italienne, portugaise, japonaise

Genres : romans, poésie, essai

Editeurs : La Table Ronde, Gallimard, Actes sud, Albin Michel, Seuil, Cherche midi, ...