Capter l’indicible, Silvaine Arabo (par André Sagne)
Capter l’indicible, Silvaine Arabo, éd. Rafael de Surtis, Coll. Pour une Terre interdite, 2021, 80 pages, 15 €
C’est évidemment un paradoxe que de vouloir, comme le fait Silvaine Arabo, consacrer son dernier recueil à « capter l’indicible », c’est-à-dire à saisir, circonscrire, retenir par les mots ce qui par définition ne saurait l’être. Dès le titre s’installe donc une tension qui va traverser les soixante-six poèmes du recueil qui sont comme autant de tentatives pour la résoudre, ou mieux pour en tirer tout le potentiel poétique, tout le suc. Il s’agit de faire advenir, par une intensité d’observation et d’écoute, la véritable nature du monde qui nous entoure et que les vers vont s’efforcer de révéler. Avec peut-être, au bout du compte, l’éventualité de « n’aimer désormais /…Que l’aile et son reflet / Et l’eau de la rivière », de « descendre doucement vers le fleuve /…Pour s’y dissoudre », comme le suggèrent le premier et le dernier poème du recueil, horizon de cette quête qui est aussi un cheminement personnel.
Mais pour cela il faut au préalable savoir se détacher de ce qui nous assaille quotidiennement, de ce trop-plein qui nous submerge, de cette laideur qui se nourrit d’elle-même. Savoir « dénouer les sortilèges de la cacophonie », fuir « les grandes mégapoles qui croulent », se garder de tous les « éveilleurs des Pandore » qui, « à force de dire le mal créent le mal / A force d’imaginer la ténèbre et sa puanteur / La libèrent ». Car tous « ignorent ce festin du peu / Ces miettes d’argile et d’eau /…Ce peu du sonore » et ne diront jamais « l’âpreté crue du bleu / …Ce chemin qui crisse /…Et les pins parmi les décrues de la mer ».
C’est à cette condition seulement qu’on peut espérer, sinon atteindre, du moins s’approcher de la « sublime transparence (…), absence d’épaisseur, pur regard (…), souffle » qui est comme la première étape (« le grand signe au bout du chemin ») vers l’indicible. En vivant d’une vie véritable, dans la résonance aux choses et aux êtres (« le chant suprême des Transparents » dit la poète), d’une manière authentique, essentielle, intime qui fait que « quelque chose en l’être se détend / …Qui vibre, enfin, dans l’univers du reflet ».
Autant dire qu’ici prévaut une forte présence au monde. Une « présence incommensurable », une « révélation de la Vie » qui, « aux nœuds gordiens des questions / …apporte / Le baume du feu ». Une « présence immobile » mais d’« une énergie colossale », au point que le « Je / …s’y engloutit » et fait de la sorte l’expérience, peut-être nouvelle pour lui, de l’unité.
Comme un « corps androgyne (qui) réinvente l’unité » à lui tout seul, cette découverte de la non-séparation conduit à réunifier tout ce qu’on a l’habitude d’opposer en pôles irréconciliables et que la poète précisément rapproche et fond, faisant de la sorte éclore « la Fleur Unique /…L’essence de la mémoire / L’essence de la Vie », et pour l’appeler autrement, « la note unique ». La conviction profonde qui sous-tend la plupart des poèmes est en effet que, si « tout est dialogue (…) rien n’est duel » et que, d’une manière ou d’une autre, « s’ouvriront… /…Les signes mutuels de la reconnaissance ».
Ce sentiment d’unité rétabli, vérifié, éprouvé dans sa chair de vivant parmi tous les autres vivants, de présent au monde, peut alors s’épanouir, éclatant, le « privilège d’être », peut se libérer « la grande joie d’être » que célèbrent plusieurs poèmes du recueil. Ce « pointillement doré aux lois inconnues » qui nous fait prendre conscience de « l’instant où tout cohabite » et que « richesse du rien repos absolu » est la grande vérité de la vie.
L’indicible pourrait ainsi se manifester, par exemple, sachant la « densité bonne de la terre dans son axe », par ce « jour du corps fin de la pluie », ou bien par celui de la « mort la grande mort roses à l’envers », ou encore par « ces étranges vibrations colorées / Qui traversent l’espace / Pour le nourrir ».
Mais la poète sait trop bien dans quels pièges elle pourrait tomber si elle s’arrêtait à ces images, à ces sensations, tant sont puissantes « les formes balsamiques / De l’illusion ». Aussi bien déclare-t-elle : « Je vous sais mythiques / Quotidiens désencordés /…Echafaudages de la mémoire /…Je jure bien que la mort / N’est que constructions / Dans la tête ». Et que dans les « stries de la mémoire /…L’adieu s’estompe / En d’amères saisons complices ».
Loin d’elle donc les grands serments, les promesses d’éternité, les justifications à bon compte. La seule interrogation qui vaille, celle qui ouvre peut-être vraiment sur l’horizon de l’indicible, c’est la suivante : « Il se peut que ce qui semble ne pas être / Soit le seul véritable il se peut / Qu’ici rien ne soit réel ».
C’est à la lumière de cette intuition fondamentale, qui irrigue tout le recueil, qu’il faut comprendre ce « Continuer à faire comme si /…Fixer la lumière les yeux dans les yeux » qui sonne comme une éthique de vie. Continuer, oui, à penser que « l’amour est à réinventer » en inaugurant « les sexualités muettes du cœur », à confier : « Amour / J’étreins déjà cette ressemblance que tu sais » et à imaginer « essaimer à dos d’oiseau / Les paupières fatiguées de l’absence ». Un courage d’être.
Mais avec toutes les expériences de la vie, avec la sensibilité et l’attention subtile qu’elle porte aux choses et aux êtres, à tout l’univers, la poète peut déclarer « vivre encore /… Se lever / Au plus fort des aubes » et « redessiner l’aura des temps lumineux / Où viennent secrètement flamber / Les sphynx d’or de la mémoire retrouvée ».
Luc-André Sagne
Silvaine Arabo est l’auteur d’une quarantaine de recueils de poèmes ainsi que de trois livres d’aphorismes, de deux essais et de livres d’art. Sa poésie est présente dans de nombreuses revues. Plasticienne, elle a exposé en France et à l’étranger. En 2001 elle crée une revue papier « De poésie, d’art et de réflexion », Saraswati. Elle a fondé plusieurs sites Internet. Elle est actuellement directrice littéraire des éditions Alcyone.
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