Capital Risque, Manuel Antonio Pereira (par Marie du Crest)
Capital Risque, Manuel Antonio Pereira, janvier 2020, 100 pages, 15 €
Edition: Espaces 34En 1972, Michel Vinaver, homme d’entreprise et auteur de théâtre publiait Par-dessus bord : le capitalisme et son économie devenaient fable dramatique. En 2019, Manuel Antonio Pereira aborde, longtemps après le krach pétrolier, la crise de 2008, la question de la formation dans les grandes écoles de commerce françaises, HEC, l’ESSEC, de ceux qui « managent » le monde financiarisé. Capital Risque relève d’une certaine façon d’une sociologie contemporaine.
L’auteur d’ailleurs juge nécessaire de donner une bibliographie de ses sources « savantes » en fin d’ouvrage. Ses personnages de jeunes gens avancent comme un échantillonnage d’individus représentatifs d’une donnée sociale. La liste des personnages se présente en 2 ensembles : tout d’abord, un groupe de lycéens entreprenant des études supérieures commerciales (grandes écoles plus ou moins renommées dans la région parisienne ou en Province), ou étudiant la psychologie, ou encore ayant abandonné les études après le bac, et d’autre part un groupe plus informel réunissant des individus n’ayant pas fréquenté le même lycée clermontois, et également des parents.
Cette dimension d’approche sociologique passe par l’usage d’une langue saturée par l’anglais du marketing, du management. Les personnages sont dépossédés, la plupart du temps, de toute épaisseur, densité humaine, puisque lorsqu’ils prennent la parole, ils ne parlent pas à l’autre mais se « disent » à la troisième personne comme s’ils se mettaient à distance d’eux-mêmes. Parfois ils se contentent de décrire ce qu’il y a autour d’eux comme si l’auteur les transformait en voix des didascalies.
L’architecture de la pièce reprend cette idée d’une étude de diverses trajectoires de vie. En effet, la trame débute (après le prologue) par le temps qui précède les concours d’entrée et plus particulièrement les épreuves orales d’admission que doivent passer Antoine, Sélima, Célia, Audrey. Le temps des études, des stages à l’étranger et l’envolée vers la vie professionnelle constituent les moments successifs que traversent les uns et les autres, au fil des années. Mais par-delà l’évidente satire de ce milieu au service du profit financier, Pereira met en avant les ruptures, les failles qui grandissent entre les « winners » et les « losers ». Eloignement géographique entre Clermont-Ferrand, zone sinistrée, dira Célia, et le monde de la globalisation (les jeunes diplômés rêvent de Londres et des Etats-Unis) ; honte sociale, digne d’Annie Ernaux, entre enfants et parents, et enfin éloignement sentimental pour Antoine qui se sépare d’Emma parce qu’elle n’appartient plus à son monde. Tout est exacerbé dans la seconde moitié du texte, dans la matière de vrais dialogues de théâtre qui s’enchaînent entre Emma et Antoine puis entre Thomas, le trader en burn-out, et Julie la tatoueuse. Cette fois-ci, ils s’expriment en leur nom, disent ce qu’ils ressentent entre colère et amertume. La scène entre Emma et Simon, son frère, est sans doute la seule dans toute la pièce où deux cœurs se répondent.
En ouverture et fermeture du texte (prologue et épilogue), l’auteur compose en écho mais aussi en variation musicale le prétendu triomphe d’Antoine dans l’attente de son avion, pour Austin, en classe affaire et son espoir d’y associer Célia. Mais on ne gagne pas à tous les coups. La vie est pleine de risques.
La pièce a été créée début 2020 dans une mise en scène de Jérôme Wacquiez, à La Nouvelle Scène Est de la Somme de Nesle. Elle était programmée au festival d’Avignon 2020.
Marie Du Crest
Manuel Antonio Pereira est né à Porto en 1965. Il vit et travaille en Belgique. Metteur en scène de formation, il crée en 1995 le groupe Tesk. Il prend part à plusieurs résidences d’auteur. Il écrit également des poèmes et nouvelles. Capital Risque a reçu le Prix domaine français des Journées des auteurs de théâtre de Lyon en 2019. Chez le même éditeur : Berlin Sequenz (2017), Permafrost (2010), Mythmaker (2010), Requiem pour une cascadeuse (2006).
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