Camus, le coronavirus et nous (par Mona)
La bourse ou la vie ? Choix tragique pour nos gouvernants : sacrifier l’économie pour sauver des vies humaines. Le chef de l’état avait pressenti le retour du tragique en confiant à la revue NRF en 2018 : « l’histoire que nous vivons en Europe redevient tragique ».
La tragédie du coronavirus a commencé avec le refus des autorités chinoises de reconnaître clairement le mal. L’épisode du docteur Li Wenliang, l’homme qui dit la vérité et risque sa vie, donne à cette tragédie une dimension camusienne : « ce qu’il fallait faire, c’était de reconnaître clairement ce qui devait être reconnu et prendre les mesures qui convenaient », disait le narrateur de La Peste. Honte à la Chine donc.
Quant à nous autres occidentaux, notre hybris en prend un sacré coup. D’abord l’incrédulité, le déni (« Les fléaux, en effet, sont une chose commune, mais on croit difficilement aux fléaux lorsqu’ils vous tombent sur la tête »), puis un sentiment de panique : nos sociétés humanistes se croyaient libres. L’idéologie scientiste nous avait fait croire à notre libération définitive et nous voilà, à l’instar de trois milliards de confinés, obligés de vivre sous l’emprise d’un fléau : « Ils étaient humanistes : ils ne croyaient pas aux fléaux. Le fléau n’est pas à la mesure de l’homme, on se dit donc que le fléau est irréel, c’est un mauvais rêve qui va passer. Mais il ne passe pas toujours et, de mauvais rêve en mauvais rêve, ce sont les hommes qui passent, et les humanistes, en premier lieu, parce qu’ils n’ont pas pris leurs précautions. Nos concitoyens n’étaient pas plus coupables que d’autres, ils oubliaient d’être modestes, voilà tout… Ils se croyaient libres et personne ne sera jamais libre tant qu’il y aura des fléaux ».
Vivre avec le fléau donc et les mesures de prophylaxie qui s’imposent : « Et alors que les uns continuaient leur petite vie et s’adaptaient à la claustration, pour d’autres, au contraire, leur seule idée fut dès lors de s’évader de cette prison… ils continuaient de faire les affaires, ils préparaient des voyages ». Le comportement des hommes ne change pas. On reconnaît nos casaniers du logis, ceux que le confinement vivifie et qui s’en forgent une fierté, comme nos petits malins qui sortent munis de plusieurs attestations ou alors ceux qui fuient vers leur maison de campagne. « Et ils avaient des opinions » ironise Camus sans oublier ceux qui manient la rhétorique aussi bien que l’eau de Javel, les « y a qu’à, c’est la faute à » (« leur première réaction, par exemple, fut d’incriminer l’administration »).
Vivre avec le mal, ce serait, comme dit Camus dans La Peste, vivre avec l’abstraction. En « exil chez soi », notre bonheur personnel mis en veilleuse pour le bien collectif. On ne connaît plus l’affinité des chairs, on vit séparés des êtres chers. Incapables d’accepter le virus comme réalité, bon nombre continuent d’imiter le père Paneloup et d’y voir une punition divine : le châtiment d’Allah envers les mécréants chinois d’après les mollahs ou contre les homosexuels selon les évangélistes chrétiens et ultraorthodoxes juifs. D’autres, des collapsologues aux idéologues d’extrême-gauche, en font la phase ultime du capitalisme néo-libéral. Camus s’en moque : « ils se scandalisaient abstraitement, en quelque sorte… mais il importe peu que vous l’appeliez peste ou fièvre de croissance. Il importe seulement que vous l’empêchiez de tuer ».
Face au fléau, une nécessité, se coltiner avec des choses concrètes : lutte concrète dans le présent (« Pour le moment il y a des malades et il faut les guérir. Ensuite ils réfléchiront et moi aussi »), puis reconstruction concrète dans l’avenir. La métaphore de la guerre déplaît mais le parallélisme avec la guerre allait de soi pour Camus (« Il y a eu dans le monde autant de pestes que de guerres »). S’engager sur le front de guerre contre le coronavirus ne signifie pas fanfaronner devant les vaisseaux de la Marine à la manière de Trump. Contre le mal de l’abstraction, Camus rend hommage aux actions concrètes. Celle des soignants, leur dévouement pour combattre la maladie, trouver un sérum, isoler les malades, les guérir. Celle aussi des hommes ordinaires, leur vie au jour le jour en faisant preuve de solidarité humaine : « elle [=cette histoire] nous concerne tous… parce que la peste devenait le devoir de quelques-uns, elle apparut réellement pour ce qu’elle était, c’est-à-dire l’affaire de tous ». L’irritation du docteur Rieux qui peste contre les atermoiements des « politiciens » (« Les mesures n’étaient pas draconiennes et l’on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l’opinion publique ») ou contre les contraintes administratives (« Il faut dire cependant que certaines modifications spécifiques du microbe ne coïncident pas avec la description classique ») résonne cruellement à l’heure des polémiques sur la gestion de la crise et sur la chloroquine. Eloge aussi de la rigueur intellectuelle : « reconnaître clairement ce qui devait être reconnu, chasser les ombres inutiles… appeler les choses par leur nom ». Les hommes se battent contre un virus d’origine animale, ni le premier coronavirus ni un virus créé## en laboratoire, et Camus croit à la raison : c’est avec la raison que l’on triomphera des fake news.
Et l’après Covid-19 ? Des lendemains qui chantent ou qui déchantent ? Difficile de demeurer longtemps sous le charme du chant des oiseaux dans les villes ou des eaux cristallines à Venise sans affronter le principe de réalité : faillites d’entreprises, augmentation du chômage, récession économique… Camus avait prédit le retour de la rhétorique : « Au commencement des fléaux et lorsqu’ils sont terminés, on fait toujours un peu de rhétorique ». Alors, chacun ira de son utopie : décroissance verte, patriotisme économique, démondialisation…
De ce mal sortira-t-il un bien ? « Tarrou pensait que la peste changerait et ne changerait pas la ville, que, bien entendu, le plus fort désir de nos concitoyens était et serait de faire comme si rien n’était changé, mais que, dans un autre sens, on ne peut pas tout oublier, même avec la volonté nécessaire, et la peste laisserait des traces, au moins dans les cœurs ». Le coronavirus laissera sans doute ses marques mais on sait aussi, hélas, que « la peste peut venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé ». Se souviendra-t-on que le risque ne meurt jamais, que les victoires seront toujours provisoires « et que peut-être le jour viendrait où… la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse » ? « Rien n’est acquis », avertit le chef de l’Etat dans son discours.
Alors, il ne restera plus qu’à l’homme ordinaire d’affirmer avec Rieux : « Ce que je hais, c’est la mort et le mal », et à l’écrivain d’aujourd’hui d’écrire son roman du coronavirus, autre moyen, fidèle à Camus, de lutter contre l’abstraction.
Mona
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