Campagne, Raymonde Vincent (par Anne Morin)
Campagne, Raymonde Vincent, éditions Le Passeur, Coll. Les Pages Oubliées, mai 2023, 291 pages, 19 €
Le temps qui passe, le temps qui rythme l’activité et la vie, la rencontre, la concentration des forces et des vies humaines et de la vie de la nature.
Dans ce microcosme où les distances sont allongées par l’économie des moyens de transport, Marie vit jusqu’à son adolescence avec sa grand-mère jusqu’au jour où, la guerre s’annonçant, la vieille femme est emmenée avec petite-fille et bêtes, un peu contre son gré, tout à fait à contrecœur, chez des cousins lointains. Car ici, l’espace s’enclot, se referme sur êtres et bêtes. L’éternel retour des choses aboli par ce chemin qui s’ouvre peu à peu aux regards de Marie, sonne aussi comme un adieu à l’avant :
« Qu’y avait-il, là-bas au tournant du chemin, dont les hautes herbes semblaient défendre l’approche ? Tout était changé ; ces arbres, ces fougères, ce sentier frais, ces choses si familières, si quotidiennes, Marie croyait les voir pour la première fois. Brusquement elles avaient l’apparence de ces paysages dans les contes de fées que sa grand’mère lui disait parfois ; (…) La voix de Robert qui l’appelait fit rebrousser chemin à Marie » (p.38).
La haute silhouette de cette vieille femme, qui ne parle plus qu’à quelques rares personnes et se couvre la tête d’un grand mouchoir noir pour ne rien voir et n’être pas vue, prenant les chemins de traverse, qui s’adosse à des arbres connus d’elle hors des regards humains, et dont le chagrin profond, impérieux, non-dit, n’a pas de mesure, ne se déprend d’elle qu’en présence de Marie qui la suit comme une ombre. On n’en saura pas la cause.
On ne saura pas non plus ce qui a retenu Marie en haut d’un grand arbre dans la forêt d’où elle envisage, sans le comprendre, un au-delà, et sans pouvoir expliquer ce qui l’aura retenue là, un après-midi entier au sommet, sans pouvoir expliquer ce passage :
« Ce champ se trouvait être le plus éloigné de tous ceux de la ferme et le dernier des terres du domaine. Après lui, il n’y avait plus que les forêts, qui devaient s’étendre très loin, puisque aucune des personnes de la ferme n’en connaissait la fin » (p.53).
Non pas roman d’initiation mais de passage, d’embellies, de trouées, où le temps et l’espace à la fois se figent et s’ouvrent et où il ne reste qu’une impression, un débouché : il y a autre chose que sa vie avec sa grand-mère, quelque chose qui va plus loin, qui déchire et se déchire sans que Marie n’en soit consciente.
Conte, roman d’initiation ou simplement prise de conscience de l’harmonie du monde malgré – et peut-être grâce à – ce qu’il contient de laideur et de doute : « Tout cela était vaste, et Marie avait le sentiment qu’un univers s’ouvrait autour d’elle » (p.42).
« Marie avait dû rester longtemps sur l’arbre, car, lorsqu’elle en redescendit, elle ne se rappelait plus au juste par quel côté elle était venue » (p.56).
Quand sa grand-mère décide de retourner chez elle sans Marie, c’est encore à une découverte surprenante dans la nature, à une ouverture du paysage qui lui fait signe qu’elle devra le divertissement de sa douleur : « A force de regarder fixement ce bois, elle finit par le voir, et elle eut envie d’y pénétrer. (…) Ainsi, elle oublia le froid, la durée du temps, et même sa vieille grand’mère… » (p.89).
Marie ou une vie entière en arrière-plan, ressentie, éprouvée… ou comment un très léger pas de côté permet d’entrouvrir la banalité du décor, de l’enchanter : « La jeune fille se rendait compte alors à quel point l’apparence de tout ce qui est au monde est mobile et changeante. Le même dessin de fond reste bien toujours, mais il ne faut pourtant qu’un très léger mouvement pour que tout se dédouble et varie à l’infini » (p.206).
Anne Morin
D’origine berrichonne, Raymonde Vincent (1908-1985) obtient en 1937 le Prix Femina pour son roman Campagne, devançant des écrivains renommés tels que Brasillach et Bosco. Elle fréquente les milieux parisiens et rencontre de nouveaux succès avec Blanche ou encore La Couronne des innocents. Elle disparaît en 1985 avant de glisser peu à peu dans l’oubli.
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