Cahiers des chemins qui ne mènent pas, Jean-Louis Bernard (par André Sagne)
Cahiers des chemins qui ne mènent pas, éditions Alcyone Coll. Surya, 2019, 64 pages, 17 €
Ecrivain(s): Jean-Louis Bernard
Le nouveau recueil que nous livre aujourd’hui Jean-Louis Bernard se compose de 54 poèmes qui sont à vrai dire des textes en prose dont certains, au nombre de 10, abritent en leur sein un poème proprement dit. Faisant fi des distinctions traditionnelles pour aller à l’essentiel, là où se nouent énergie et rythme, images et sons, le poète, par ce recours à la prose, loin de diluer la concentration et la puissance de ses mots (telles qu’elles apparaissent dans ses précédents titres, A l’ordre de l’oubli, et Ce lointain de silence, dont on trouvera ici la critique), au contraire les déploie dans un nouvel espace. Car, si l’on y retrouve, comme dans toute œuvre élaborée, ses thèmes récurrents, l’absence, le silence, le paradoxe du langage qui dit et ne dit pas, ils se trouvent cette fois pris dans une perspective plus large qui les propulse, les enrichit, et les consacre.
Naturellement, le titre du recueil en évoque un autre, ces Chemins qui ne mènent nulle part, de Martin Heidegger. S’ils peuvent s’apparenter à première vue à des impasses, ces « chemins » qui « ne mènent pas », qui n’ont pas de destination, on comprend vite néanmoins qu’ils possèdent d’autres fonctions, moins visibles, plus souterraines, dont vont témoigner les « Cahiers » du titre. Jean-Louis Bernard les arpente, en suit les méandres, s’en écarte, les parcourt au fond comme on parcourt un territoire secret et intime.
Un territoire qu’il mesure pas à pas au travers d’expériences et de questionnements, tels qu’il les relate dans sa langue profondément poétique. Parti d’une sorte de bilan personnel, il fait cette traversée-là jusqu’à se poser trois questions fondamentales, celles du qui (de quel poète s’agit-il ?), du quoi (de quel poème ?) et du que (de quelle poésie ?). Et sur ces bases, il élabore et nous propose sa vision de l’art poétique. Si l’on ajoute à cela un hommage à Apollinaire, il est clair que nous sommes en présence d’un recueil important de Jean-Louis Bernard.
Entre le verbe et le silence, ça s’effondre sur cette ligne de crête où le poète se tient en permanence. Une poignée de textes (9 en tout), à travers tout le recueil, semble, quand on les rassemble, faire le point, dresser un bilan pour l’homme et l’artiste.
Ils disent la quasi-impossibilité de trouver les mots : « Je n’ai pas les mots pour dire le rythme haut de la douleur… je n’ai pas les mots pour dire l’obscur de la lumière ». Un vrai dilemme se pose au poète : « Les mots fuient, s’échappent, avancent masqués et en même temps ils sont indispensables à qui ne veut pas sombrer dans le mutisme ». De là une tension qui parcourt son travail, pour lui qui constate : « J’avance dans la poussière des mots et les décombres des silences. Mots hors d’atteinte, silences indépassables ». C’est une lucidité qui le sauve du mythe de la toute-puissance de l’artiste démiurge et le rend conscient de ses limites : « Il me reste à en appeler à ces mots en haillons, infidèles souvent, mais toujours à l’écoute… ». Il sait aussi que « le silence des forêts claires » est une tentation dangereuse car « il n’y a pas là de délivrance, juste l’apprentissage d’une autre solitude ».
Ligne de crête donc, fil étroit sur lequel se tenir et tenir, sans nul découragement. A la question : « Peut-on rebâtir des margelles sur les décombres du langage ? », il répond : « Ne retiens que la trace ». Et il en fait une force : « Je réapprends à ignorer ». De ce constat qu’il dresse, que « le nom s’est égaré… / langage blanc / hors de portée des racines / et des exils / et le temps devenu / inaudible », il tire une attitude, un comportement esthétique, une morale aurait-on envie d’écrire, qui le place en guetteur, en écoutant du monde : « Je guette l’imminence de l’aube poignante dans la nuit qui prend feu (…) j’écoute le psaume des eaux primordiales, cadence d’un écho dans les halliers du songe ».
Infatigable veilleur, immergé dans la nature dont il ressent toutes les vibrations, le poète traverse alors des expériences variées, physiques et mentales, au-delà du seul visible, que ces « Cahiers » vont transcrire. Sur la falaise ou en forêt, le poète marche, voit, ressent. Surtout la nuit, qui peut être aussi « la nuit du poème où gît l’éclat d’un mot ». Nuit blanche car le blanc peut toujours « monter sur la page / jusqu’à la noyer / de silence (…), lieu blanc qu’aucun mot n’inquiète » et qui pourrait être « le lieu du poème (…), fontaine blanche (pour) les songes d’ombre gémissant au plus clos de la nuit (…), dans l’impermanence du monde ».
Mais il y a « tant de routes vers la nuit : laquelle choisir ? ». C’est la question que se pose le poète. Où se diriger avec ces « mots friables (…), que faire de ces débris, de ces voix arrêtées au milieu du poème ? ». Une réponse possible serait de « faire monter le chant nu au plus fervent des sèves » tout en s’efforçant de « juste vivre en amont, parmi les signaux faibles ». Mais quel poète en serait capable, dans quel poème et pour quelle poésie ? Chez Jean-Louis Bernard, le poète est avant tout un errant, « errant de l’immobile et des visions de neige » dont le « nom est d’oubli et d’éclat ». Le poème est chant intime, « psalmodie vaine et perpétuelle du nocturne et de l’illimité ». Et la poésie porte « à ses lèvres l’orchidée noire et ce sourire de sel (pour) que chavire l’arpège dans le son de l’obscur ».
Dans ces conditions, pour le poète qui lutte avec les mots, le silence ou l’effacement, il s’agit de « ne pas faire jaillir l’écriture (mais d’) apprendre à se fondre en elle… de trouver le mot qui décrypte l’écume (tout en) retrouvant la candeur sacrilège des premiers âges ». Il esquisse ainsi ce vers quoi il tend, son art poétique en quelque sorte : « Ailleurs est une éclaircie que je cultive ».
Invoquant enfin l’ombre tutélaire de Guillaume Apollinaire, il nous prévient : « Il est l’heure de laisser le vide suivre son erre aux confins des fièvres et des hasards ».
Luc-André Sagne
Depuis plus de trente ans et une trentaine de livres, et de nombreuses collaborations aux revues, Jean-Louis Bernard construit une œuvre très personnelle qui se nourrit de silence, d’obscur, de mémoire et d’oubli. Un chant à l’adresse des hommes et de la nature.
- Vu : 1944