Cahier Perec, L’Herne
Cahier Perec, L’Herne, novembre 2016, 280 pages, 29 €
« C’est un aquoiboniste
Un faiseur de plaisantristes
Qui dit toujours à quoi bon
A quoi bon »
Pourquoi cette citation d’un fragment d’une chanson de Serge Gainsbourg pour introduire la critique du Cahier de L’Herne consacré à Perec ? Peut-être parce qu’un rapprochement peut s’établir entre ces deux personnages qui sont deux personnes d’origine étrangère et que les hasards de l’histoire ont installé dans un autre pays que celui de leurs lignées. Tous les deux ont vécu en France mais ont été des êtres sans patrie, sans racines figées, sans identité rigide, toujours en quête de famille. Deux affamés de reconnaissance avec des ambitions jamais aussi hautes que leurs espérances. Deux passionnés de culture, deux écorchés vifs, deux touche-à-tout, toujours en chasse de perfection. Toujours insatisfaits, se consolant des limites de leur possibles avec la cigarette et la boisson, toujours anxieux, dans l’excès d’expériences tout le temps, partout. Deux infatigables travailleurs. Deux brûleurs de chandelle par les deux bouts.
Finalement tous les deux nous ont fait un pied de nez en tirant leur révérence jeunes, l’un décédant d’un cancer aux poumons à cinquante trois ans, l’autre d’une crise cardiaque à soixante-trois ans. Tous deux en mars, à l’orée du printemps. Leur mort pourrait s’illustrer par cette phrase Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve. Car ceux qui les aimaient auraient pu souhaiter qu’ils soient encore vivants. Ils ne seraient pas si vieux pour notre époque et ils avaient tous deux encore tant à nous apporter. Et enfin, tous deux bénéficient d’une gloire posthume inimaginable qui les ferait probablement sourire.
Mais revenons à Georges Perec. Le Cahier de L’Herne de novembre 2016 a souhaité lui rendre un vibrant hommage pour le quatre-vingtième anniversaire de sa naissance. La responsable d’édition en a confié la réalisation à Claude Burgelin, professeur émérite de littérature contemporaine à l’Université Lumière Lyon-II, auteur de plusieurs essais sur Georges Perec, Maryline Heck, maître de conférence en langue et littérature française à l’Université François-Rabelais de Tours, et Christelle Reggiani, professeur de rhétorique et stylistique à Paris-Sorbonne.
Tous les trois ont fait appel à des scripteurs très variés et ont choisi ainsi d’explorer toutes les facettes de Georges Perec. On découvre des inédits de l’auteur, des réflexions d’universitaires sur des aspects précis de l’œuvre, des ouvertures sur des angles nouveaux, éclairés par des personnes qu’il a rencontrées et des auteurs contemporains qu’il a inspirés. A travers toutes ces interventions, on le découvre polymorphe, polygraphe, lexicographe, logographe, autobiographe, bibliographe et glossographe et surtout touche-à-tout. Tous les domaines de recherche et de création l’intéressaient. Il a beaucoup expérimenté et innové.
C’est à travers toutes ces articles, si riches et si divers que l’on peut réaliser à quel point Georges Perec, comme l’annonce Claude Burgelin, « reste toujours un auteur capital ». Pourquoi séduit-il et plaît-il à tant de lecteurs de tout âge ? Dans ce numéro des Cahiers de L’Herne, chaque scripteur apporte à cette question une réponse singulière. « Il reste ce qui reste quand il ne reste rien » écrit Jacques Neefs, professeur de littérature française, dans un article de ce Cahier. Et si le lecteur se rendait compte à la fin de la lecture de ce Cahier, que toute l’œuvre de Georges Perec était finalement imprégnée de la vie juive, de la Bible, de l’hébreu et du Talmud, alors que cette culture ne lui a pas été transmise ? En effet, ce Cahier de L’Herne nous permet de découvrir que cet auteur fut, toute sa vie, un amoureux invétéré de la langue, ouvrant des portes sur les sens infinis de chaque mot, sur ses facettes multiples, sur sa dimension métaphorique. Il a traqué le corps visible et invisible du langage. Or, en hébreu, langue sans voyelle et chiffrée, chaque mot autorise des interprétations plurielles. L’étude de la Bible permet cette lecture « aux éclats », soulève les voiles de la langue bien au-delà du texte canonique pris au pied de la lettre pour y traquer sa dimension métaphysique et psychique. C’est peut-être cela que Perec a cherché dans sa passion pour les mots croisés où le sens figuré et la métaphore servent de principe aux définitions, mais aussi dans toutes les figures de style qu’il a expérimentées dans ses différents écrits, le lipogramme dans La disparition, roman sans « e », à l’inverse, le monovocalise dans Les revenentes. Le palindrome, le pastiche et bien d’autres encore, élargissant ainsi une vision étroite de la langue.
La base de la pensée juive c’est l’interprétation de la loi. Dans le Talmud, ce qui est séduisant c’est la pensée dialogique, la discussion infinie, la contradiction et tout ce travail demande la participation de l’autre. Serait-ce pour cela que Georges Perec s’est toujours entouré de comparses, cherchant à s’affilier à une communauté d’esprit. Ce fut d’abord la tentative avortée de la Revue La Ligne générale qu’il créa. Puis son adhésion à l’OULIPO qui représenta pour lui, en quelque sorte, « une famille intellectuelle ». Celle-ci lui imposait un cadre et des contraintes qui représentaient la Loi, celle de la grammaire qu’il pouvait reconnaître pour mieux s’autoriser ensuite à la subvertir et à la contourner comme un adolescent révolté qu’il est toujours resté. Avec ces membres, devenus des amis pour la plupart, il pouvait ferrailler en toute liberté.
Et puis Perec adorait le witz dont parle Freud, cette spécificité de l’humour juif, celle du désespéré qui avec ce subterfuge garde intacte sa dignité. Il devint souvent une machine à produire des calambours et des mots d’esprit. Un autre aspect de la judaïté qui le caractérise est qu’il fut toute sa vie un enfant du Livre, un insatiable lecteur, marqué par l’avidité de connaître et la recherche de trésor. Il s’est passionné pour l’ici et le monde, le trivial et le sublime. Les choses en sont un modèle. Toute son existence, il a tenté, en bon artisan, de rassembler des lambeaux de sa vie déchirée, fracassée par la guerre et il s’est évertué à la reconstruire.
Dans W ou le Souvenir d’enfance, il entremêle deux récits, l’un autobiographique, l’autre fantasmatique d’une fiction olympique fascisante au sein d’une cité totalitaire semblable à celle qu’aurait désirée le nazisme mais qui n’a, heureusement, pas réussi à se perpétuer. Comme beaucoup de juifs survivants de la Shoa, il gardait au fond de lui le sentiment de toujours tricher, qu’en lui se cachait « un faussaire » comme l’est le personnage principal dans Le Condottiere.
Il reste profondément un éternel exilé en quête d’un lieu où se poser et où déposer ses valises. Jamais son intégration ne sera totale, il se vivra toujours en errance comme il le montre en sillonnant les rues de Paris dans Espèces d’espaces, ou partant pour l’Amérique et réalisant Récits d’Ellis Island, avec son comparse Robert Bober. Cette aventure deviendra un film puis un livre.
Enfin, si nous poussons encore un peu plus loin cette hypothèse, l’immeuble de La vie mode d’emploi ne pourrait-il être un de ceux, tout en hauteur, du Ghetto de Venise tel qu’on l’imagine, grouillant de vies diverses et en partie étranges, avec en toile de fond l’image de sa possible destruction ?
Marc-Alain Ouaknine, Rabbin et psychanalyste, énonce : « Un jour, vous découvrirez une lumière si intense qui, même si celle-ci est immédiatement rappelée par l’ombre, construit l’événement fondateur, indicible, que toute vie tentera de dire. Il ne s’agira pas de comprendre ni d’expliquer cette lumière car dans les profondeurs de votre aventure tout est hautement inexplicable. Il s’agira seulement de continuer à vivre en s’éclairant de cette lumière surgie de la mémoire, lumière venue d’ailleurs par laquelle on sent que la vie recèle un abondant et inépuisable trésor ». Et si cette lumière se nommait la littérature dans l’esprit de Georges Perec, lui qui très jeune énonçait l’évidence de devenir écrivain ? Et si c’était là son véritable lieu d’ancrage ? Dans Espèces d’espaces, il définissait ainsi son métier : « Écrire : essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survenir quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes ». Les signes sont multiples et la trace plurielle. Georges Perec n’a pas seulement rêvé décrire « tout ce qu’il est possible à un homme d’aujourd’hui d’écrire », il a presque réalisé son rêve devenant romancier, poète, dramaturge, essayiste, préfacier, parodiste, chroniqueur, dialoguiste, scénariste, librettiste, auteur de mots croisés, tantôt revisitant des modèles anciens pour les renouveler, tantôt en inventant de nouveaux.
Ce Cahier de L’Herne le prouve pleinement à tous les lecteurs qui depuis longtemps ont été attirés par l’œuvre si variée, si riche, si inventive, si complexe de cet auteur joyeux et mélancolique, ce chercheur infatigable, ce pilleur de textes sans complexe, cet homme éclaté en multiples facettes et avançant toujours masqué. Cet homme animé par le désir de laisser trace et de transmettre. Cet écrivain inclassable qui passa sa vie à bafouiller et à bidouiller, qui nous reste si proche parce que si contemporain et qui a fait tant d’émules et a inspiré tant d’autres écrivains d’aujourd’hui qui s’en revendiquent.
Pierrette Epsztein
L’Herne est une maison d’édition française, fondée au début des années 1960 et dirigée par Laurence Tacou. Les deux collections phares, parmi les huit qui constituent le catalogue, sont Les Cahiers et Les Carnets de L’Herne. Les grandes monographies blanches qui comptent à ce jour une centaine de numéros sont consacrées à des figures capitales de la littérature et de la pensée. L’aventure des Cahiers de L’Herne, qui débute au début des années 1960, va profondément marquer le rapport de la critique aux œuvres. Sous forme d’un puzzle où s’assemblent des documents inédits, des souvenirs, des éléments iconographiques, des suggestions d’interprétation, les Cahiers invitent à la découverte d’un grand auteur, souvent controversé, dans une approche libre, sans béquilles théoriques, sans point de vue partisan. En effet, la construction d’un numéro des Cahiers obéit à la seule logique d’une recherche qui tente de dynamiter les idées reçues et d’aller vers le cœur de l’œuvre. Avec les Cahiers, l’accent est mis sur des modernes, et en particulier sur des philosophes, penseurs critiques et romanciers contemporains.
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