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Cafés-Philo en France, Un malentendu & un échec, Jean-Christophe Grellety (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

Ecrit par Marjorie Rafécas-Poeydomenge 08.01.24 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Essais

Cafés-Philo en France, Un malentendu & un échec, Jean-Christophe Grellety, BoD Editeur, janvier 2023, 180 pages, 21 €

Cafés-Philo en France, Un malentendu & un échec, Jean-Christophe Grellety (par Marjorie Rafécas-Poeydomenge)

 

La mode des « cafés-philo » serait-elle née d’un idéalisme platonicien cultivé par de jeunes esprits à cheveux longs, fatigués du dogmatisme universitaire ? Jean-Christophe Grellety a appartenu à cette trempe chevelue et rebelle aux côtés de Marc Sautet, auteur d’Un Café pour Socrate et l’instigateur du premier « Café philosophique » en France.

Jean-Christophe Grellety est resté fidèle à cet engagement civique de Marc Sautet (hélas décédé en 1998), qu’il n’hésitait pas parfois à contredire et à titiller… Telle est la vertu du dialogue. Il continue à croire envers (en verve) et contre tout, à la puissance de la dialectique, et c’est pourquoi il persiste et signe par un nouvel essai (1) qui pourrait s’apparenter à un pamphlet contre la pensée moutonnière et paresseuse.

Dans ce livre, l’auteur, professeur de philosophie, s’interroge sur le réel retentissement qu’ont pu avoir les cafés philosophiques, dont il tire une sorte de bilan plutôt mitigé. Les cafés-philo ont-ils vraiment réussi à nous sortir de la caverne ? Le dialogue suffit-il à ne plus être prisonnier de ses impressions ? Un café pour Socrate, de Marc Sautet, avait pour objectif de lancer et soutenir les cafés-philo en référence explicite à une pensée philosophique originale pour permettre à des pauvres citoyens pris dans le labyrinthe du Minotaure de s’en sortir.

Comme Jacques Derrida l’a rappelé dans un célèbre texte, la parole est pharmakon, à la fois substance active, médicament ou poison selon son usage…

 

En finir avec un Socrate trop éthérique et idéalisé

L’auteur dénonce un enseignement philosophique trop abstrait. Socrate y est démesurément idéalisé et limité à une iconographie hagiographique qui le dessert. Le monde de Platon en est ainsi transformé, comme s’il était éthérique, abstrait, il en est réduit à un monde des idées. Il est important de remettre Socrate dans le contexte historique de son époque. Les recherches historiques, les découvertes archéologiques nous permettent de mieux appréhender Socrate, qui est un Athénien, devenu citoyen grâce aux réformes de Solon. Athènes, à cette époque, est une communauté divisée. Socrate a connu la guerre, les combats militaires. Il s’est rendu deux fois en expédition punitive à Potidée. Les Athéniens s’enrichissent par les guerres, le pillage, par le commerce des trésors volés… Dans l’Odyssée, on sent un Ulysse coupable et tourmenté d’avoir livré Troie à des Achéens ethnocidaires. Socrate pose les bonnes questions pour tenter de déjouer le cheval de Troie intérieur et comprendre les talons d’Achille des Athéniens. Selon l’auteur, il est fréquent de rencontrer des professionnels de la philosophie qui n’ont pas lu les auteurs dans le détail du texte. Par exemple, il dénonce les propos de Karl Popper qui avait rangé Platon dans la catégorie du premier penseur totalitaire, un anachronisme et une caricature. Au contraire, il règne « un sens des mystères » omniprésent dans l’œuvre de Platon : tout n’est pas dit, il n’y a pas un système clos. « C’est à chacun de faire l’expérience de ». Le rationalisme veut tuer le mystère et réduire le monde à quelques équations ou syllogismes. Mais les humains cultivent le droit de se mettre à l’ombre, comme à l’heure du romantisme, « de retrouver les mystères pour le meilleur et pour le pire, une nouvelle vie ». Les mythes insistent sur le fait que le réel n’est pas seulement ce qui se montre à la perception, ce sont aussi les choses cachées « depuis la fondation du monde ».

 

Chaque dialogue est l’anti-tragédie même

Comme chacun sait, Socrate finit par être condamné à mort. L’ambivalence de la parole, son côté « pharmakon », a penché vers le poison. Athènes perd, selon Platon, et avec des arguments solides, le meilleur d’entre eux. Athènes ayant fait ce choix en dit long sur ce qu’elle est… Platon, fils d’Athènes, n’était pas résigné à accepter que la grande cité disparaisse. Chaque dialogue est l’anti-tragédie même et l’inverse de la mort, car l’échange propose une ouverture et un infini. A l’époque, les dialogues sont considérés comme des « ovnis », par contraste, avec « les tragédies hypnotiques par le bruit et la fureur ». Platon nous a légué tous ces dialogues, qui ont miraculeusement survécu à la disparition des mondes antiques, là où autant d’autres œuvres sont toujours introuvables. Ce miracle est-il lié à un mystère, le rayonnement du bien ? Qui a permis de sauver l’œuvre de Platon quand ceux d’Épicure ont tous disparu ? L’œuvre de Platon et Socrate ont survécu à la subversion du monde antique, « cette Atlantide disparue ».

L’enseignement de la philosophie participe aujourd’hui à ce dialogue qui est essentiel pour être dans le « noûs » grec qui veut dire intelligence.

Et les cafés-philo étaient une tentative de perpétuer ce « noûs », pour co-créer une intelligence collective. Et peut-être insuffler un élan de sagesse dans ce monde au rythme effréné. La bonne intention reste, l’auteur invite à la continuer, sans doute autrement.

 

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

 

(1) L’ouvrage propose deux textes différents, le premier concernant les cafés-philo, le second sur l’Education Nationale, l’enseignement de la Philosophie, l’humiliation des professeurs.

 

Natif du Périgord, Jean-Christophe Grellety a suivi des études de philosophie dans les UFR de Bordeaux, Toulouse et Nice, terminé par un DEA de Philosophie, une thèse commencée avec Jean-François Mattéi. A partir de 1994, il a travaillé auprès de Marc Sautet qui avait ouvert un Cabinet de Philosophie et créé le premier « débat de philosophie » dans les cafés à partir de 1992, au Café des Phares, Place de la Bastille. A ses côtés, il a préparé l’élaboration du premier volume, Des femmes ? De leur émancipation, d’une Collection Les philosophes à la question, aux Editions Lattès. Il tient un blog : L’Action Littéraire.

(https://laction-litteraire.site)



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A propos du rédacteur

Marjorie Rafécas-Poeydomenge

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Passionnée de philosophie et des sciences humaines, l'auteur publie régulièrement des articles sur son blog Philing Good, l'anti-burnout des idées (http://www.wmaker.net/philobalade). Quelques années auparavant, elle a également participé à l'aventure des cafés philo, de Socrate & co, le magazine (hélas disparu) de l'actualité vue par les philosophes et du Vilain petit canard. Elle est l'auteur de l'ouvrage "Descartes n'était pas Vierge".