Café L’Avenir, par Kamel Daoud
Vendredi. La ville grandit mais comme un corps échoué sur une plage. L’architecture-baril : cubes sur cubes. On reloge un peuple sans toit. On ne peuple pas une terre. Bâtir, est donner du sens à la pierre éparse. Il n’y a pas de centre dans les nouvelles villes algériennes. Elles sont périphériques, en marge, en banlieue. Le centre est colonial. Car le colon a fondé, nous avons étendu. Il a peuplé, nous avons relogé. Il a imposé sa pierre et son angle. Nous sommes épuisés. Les villes algériennes du baril ne sont pas une conquête, mais des abris. Reflux, pas empire. Rétraction, pas occupation. On a libéré ce pays pour le fuir, s’y enterrer, pas le déterrer. Toute l’architecture s’en ressent : le régime loge et reloge. Il n’est pas un sens, mais une politique. Son but est le chiffre final, le bilan, la statistique, pas la façade, la colonne ou l’architecture et la voûte parfaite. Il est dans la hâte, pas dans l’éternité. L’architecture algérienne est du plan, pas du sens. A l’architecte algérien, il manque une vision du monde, le sens, une façon de se saisir de l’univers en cherchant, dans le tâtonnement, son encolure. Les architectes naissent après les prophètes, toujours. Et pas après les indépendances. Il leur manque, chez nous, une langue puissante. Un poids de soi. On ne peut pas construire un centre pour la ville si on n’est pas convaincu que l’on fonde le centre du monde, encore une fois.
Toute architecture est fondation, la nôtre est relogement.
Il manque l’essentiel : le forum. C’est-à-dire l’espace de rencontre entre le ciel et la terre, les hommes, les Dieux, les heures du jour.
Le forum est la projection de l’homme sur l’espace, le nœud du nombril et nombre.
Partout donc des cubes, des LSP, des logements sociaux, des immeubles. La ville fuit la ville. Le pays se réfugie hors du pays. Routes inachevées, pas d’arbres pour nouer les pans d’air et l’humidité. Pas d’espace de loisir. Des mosquées, des poteaux, du linge aux balcons et des enfants en essaims sans ailes. Au loin, un café. Avec une enseigne étrange et profonde comme un aveu : Café l’Avenir. C’est réel, vu des yeux. Etrange et fascinant : s’asseoir et s’immobilier et siroter un café est l’Avenir. Manger est ne pas bouger. S’immobiliser est « travailler ». Créer est attendre. Les enseignes sont les aveux : le Café ne s’appelle pas « Repos », « Calme Matin », « Dégustation », « Fin de jour ». Mais « Café de l’Avenir ». En bas de page de toute une époque post-90 : s’asseoir, boire, regarder les visages ou BeIn sport. L’avenir est dans la position assise. Rares sont les pays au monde où un « Café » peut s’appeler « Café de l’avenir ».
Route. Encore de la poussière. Si peu de verdure. Trottoirs crevés. Des poubelles. On est un campement. Banou-baril. La ville algérienne semble aller vers un endroit, s’étendre, s’étaler vers quelque chose : le désert. Elle veut presque y retourner. On le sent. Alimentations générales. Sodas chauds. Antennes paraboliques pour crever le ciel et écouter ce que se disent les dieux de la verdure qui habitent le versant étincelant de la mer. Les cités ont d’étranges noms de météorites anonymes : en chiffres. En matricule, pas en poésie.
Sous le soleil, des gens marchent à la hâte. Prier Dieu. A certaines heures, la terre est le bout de la terre jetée. Le soleil est dur et ne cille pas. Un haut-parleur grésille.
Un rêve. Rêver d’un lieu inconnu, d’eau et d’oubli.
Kamel Daoud
Publié dans Le Quotidien d’Oran
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