Café Existence, Horace Engdahl
Une lecture est une aventure personnelle, sinon « à quoi bon ? »
Michel Host
« Quand on se mêle de littérature, mieux vaut dire une absurdité qu’une platitude. […] La vérité doit être surprise : elle ne se trouve jamais à l’adresse de son domicile », Horace Engdahl
Exister ? Être ?
Aurais-je l’air de « suivre » Horace Engdahl auquel enfin s’intéresse un éditeur français ? D’ordinaire, l’écrivain aime à être « suivi » par un critique, et plus encore par la critique. N’ai-je pas, en 2014, rendu compte de La Cigarette et le Néant, du même Horace Engdahl… Quoi qu’il en soit, un homme comme je suis fait suivrait plutôt les dames, n’étaient les inconvénients de la marche rapide plus difficile aujourd’hui qu’hier… mais ce sont là mœurs d’un autre temps… Passons ! Qui plus est, je n’ai rien du critique et tout du lecteur partial, d’une objectivité relative (en est-il une autre en ce domaine ?). Je ne pardonne donc rien aux autres tout en exigeant qu’on me pardonne tout : écarts, incongruités, mauvaise foi et refus des dictats de l’opinion.
C’est ainsi que mon faible pour l’écrivain suédois s’explique et s’affirme avec cette lecture de son Café Existence. Une affinité que je soupçonne en train de naître, un mauvais esprit plus sous-jacent que nettement déclaré, un goût passablement baudelairien de déplaire plutôt que de plaire… Tel est-il. Tel je crois être.
Être ? Chacun fait ce qu’il peut. Le fait est qu’Horace Engdahl nous parle plutôt d’exister, qui n’est pas exactement la même chose. M. Sartre nous en a longtemps entretenu, mais nous avons presque tout oublié de ses discours… On est quand on existe. On peut être encore quand on n’existe pas pour autrui ? Minimalement, discrètement alors… On est même quand on n’existe plus, par le souvenir (qui va s’effaçant), établissement de soi mal assuré, donc ; par les œuvres enfin, ses livres pour l’écrivain.
Engdahl apprécie et travaille le fragment, qu’il définit en s’adressant « Au lecteur français » : « …partie d’un tout absent, qu’il soit inachevé, disparu ou inconnu ». Il en fait ici une collection. Quant au « tout, c’est ma propre expérience », ajoute-t-il. Et plus loin : « La plénitude du mot s’abîme dès qu’on parle trop ». Nous savons donc à quoi nous en tenir. Le vagabondage des mots tournera ici autour de brèves constatations et réflexions de l’homme et de l’écrivain, ouvrant sur des abîmes, parfois sur l’inconclusion, ou encore sur d’autres constatations. Notre monde à chaque heure bouleversé, secoué, assoupi, digestif, coléreux, s’y prête plus que jamais. L’écriture et l’écrit, la vie en somme, auront aussi leur part dans ce livre.
L’aphorisme y est présent bien entendu, soit isolé, soit à extraire d’un développement, d’une méditation… Cueillons-en quelques-uns :
« Qu’est-ce que l’amour ? Une lancée visant à abolir la loi de la gravitation ».
« Le réel est ce qui n’existe qu’en un seul exemplaire ».
« … les succès et les échecs sont aussi répugnants les uns que les autres. Ils rompent l’exquis équilibre et la clarté d’esprit qui découlent de l’oubli de soi ».
« Par “tendance” ou “mode intellectuelle” on entend généralement la façon de penser qui s’installe lorsque soi-même on s’est lassé de penser ».
Ce dont je tire la conséquence, peut-être osée, que l’approche critique sanglante est en ces domaines le réflexe le plus légitime et notre premier devoir ! « L’hygiène de l’âme consiste à écouter les objections…». Cinq minutes passées devant un écran de télévision convainquent aujourd’hui de l’urgente nécessité d’une telle hygiène. Finissons avec : « Ce que l’ennemi me refuse en premier lieu, c’est le droit à l’indifférence ». Quant à l’équanimité philosophique, ceci : « Rien n’est plus colérique qu’un ergo ».
L’effort de méditation après lecture, nécessaire dans La Cigarette et le néant, devient indispensable dans Café Existence : l’art du fragment se prêtant mal au développement, l’énoncé est parfois abrupt, venu d’on ne sait trop où et nous laissant sur un questionnement, une porte ouverte sur d’autres couloirs, d’autres pièces à visiter, à imaginer aussi… C’est, en fait, une liberté supplémentaire offerte au lecteur, une proposition d’aller là où il veut aller… Parmi ces « lieux » qui m’ont frappé, parce que pour certains nous les avions traversés sans nous y arrêter, ou y avions connu d’autres sensations, dérivé vers d’autres constatations, en voici quelques-uns : ainsi de ces réflexions sur le cynique et le cynisme, qui aboutissent à la comédie de l’indignation et au désespoir (pp.21-22) ; ainsi de ce sentiment que nous éprouvons jusqu’à la soumission, jusqu’à la complète adaptation sociale, d’être en permanence un élève qu’on examine (pp.23-&-sqq) ; ainsi de l’acquisition du bon tempo chez l’apprenti musicien (p.28) ; et de cette analyse percutante, originale, profonde et inattendue du roman de Kafka, Le Procès, (p.43-&-sqq) d’où émerge ce que veulent réellement détruire juges et procureurs chez K., le protagoniste ; et de ce qu’il convient d’écrire si on prétend écrire, et ce qu’il convient de laisser de côté (p.48-&-sqq.) ; et de la haine, de l’inimitié et de l’ennemi (p.59-&-sqq.)… Et de bien d’autres pages surprenantes, amusantes, déséquilibrantes, aboutissant parfois à d’autres observations aussi amusantes que vraies : « Choisir celle qui a déjà porté son choix sur ma personne – telle est la vraie signification de l’expression “libre choix” appliquée à l’homme ». Laissons au lecteur le soin de découvrir la nature vélocipédique ou tennistique de l’aphorisme, la vraie signification de la faiblesse, le rôle de la panique dans la conversation, les relations entre le baiser et la qualité des lames de rasoir, ou encore ce qui fait qu’un comédien « joue faux »… avec bien d’autres perles encore. On aboutit parfois à des assertions quelque peu provoquantes, comme : « Le plaisir d’écrire des fragments peut presque le disputer à celui de ne pas les justifier », ou un rien paradoxales : « Le mobile de mes écrits n’est pas la joie de la formulation, mais l’horreur de la formulation »…
C’est ainsi que se diffuse le plaisir de lire un tel livre. Il ne faiblit pas. Les interrogations qu’il propose sont elles-mêmes enrichissantes car elles débouchent sur nos propres questionnements, que nous les ayons eus en tête auparavant ou pas du tout. Le meilleur « motif » de cette lecture est bien le plaisir : celui de rencontrer l’intelligence en ce monde où nous sommes plongés, si peu intelligible, souvent livré à la bêtise consentie et consentante.
Qu’on me permette de reprendre ce que j’écrivais en 2013, au sujet de l’auteur et de son éditeur parisien : Engdahl est non seulement un ironiste quelque peu humoriste, mais un homme qui donne à penser à chaque fois qu’il pose sa plume sur le papier. Ceci ne gâte nullement cela, tant d’écrits paraissent qui n’ayant que l’apparence de l’originalité humoristique n’offrent à peu près rien à moudre à l’esprit. L’esprit d’Engdahl reste celui que l’on dit de sérieux, tout en n’abandonnant pas notre temps… Cet esprit a donc « de l’esprit » comme on en avait dans les siècles passés. Retrouver nos classiques n’est pas le pire des châtiments.
Avec le plus grand respect pour Serge Safran, je demand[ais] : que font les éditeurs ? Eh bien, celui-ci ne lâche pas son auteur. Qu’il soit remercié pour sa constance et son œuvre de salubrité publique.
Michel Host
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