Cadence, Essai autobiographique, Jacques Drillon (par Matthieu Gosztola)
Cadence, Essai autobiographique, Jacques Drillon, Gallimard, coll. Blanche, novembre 2018, 400 pages, 23,50 €
Vivre, c’est sentir. Mais si vivre, c’est sentir, c’est, d’autant plus, avoir senti et s’attendre à sentir. La vie s’élargit, par cette distentio animi, des souvenirs. Et des aspirations. La durée augustinienne est ce qui déborde en avant et en arrière le présent [1]. L’homme est souvenir et désir : la mémoire et l’attente sont, depuis la fin du XVIIIe, son lieu ontologique… La mémoire serait-elle le lieu de souvenirs non pas endimanchés mais enguenillés. Car il est toujours l’humour, pour nous rendre appréciable aux autres. Et à nous-même. Quelles que soient nos tares. Oui, quelles qu’elles soient. Quels que soient les vacillements qui ont préludé à notre chant… Jugez plutôt.
« Certains êtres sont plus sujets que d’autres à l’addiction. [Mon père] l’était au plus haut degré, et nous avons hérité de lui cette inutile prédisposition. Il avait beaucoup fréquenté les casinos, joueur accroché et féroce. Jusqu’au jour où il perdit tout ce qu’il possédait. Terrorisé par ce qu’il venait de faire, il prit la décision de ne plus jouer un centime. Il s’y tint : la résolution avait dû être aisée à tenir.
Moi-même, pareillement échaudé, non par des pertes aussi importantes, mais par le mécanisme qui vous visse devant le tapis, vous fait rejouer une fois encore, une dernière fois, et puis encore une fois, quand il m’arrive d’entrer dans un casino, je place toute la somme que j’ai décidé de jouer sur une couleur. Je gagne ou je perds, et je m’en vais. Mon père est mort de tout autre chose que de son assuétude au tabac : d’une maladie auto-immune, très imprécisément diagnostiquée par de grands médecins plus perplexes que perspicaces. Elle lui a tout de même valu l’attention des meilleurs spécialistes, auxquels il citait des proverbes latins (Homo homini lupus) sans espoir d’en être compris. Elle lui a valu aussi d’être soigné à l’hôpital Saint-Louis, qui semblait n’avoir pas changé depuis Henri IV. Il paraît qu’aujourd’hui les chambres n’ont plus l’air de cellules monastiques, que les murs ne suintent plus d’une humidité séculaire, et qu’on n’a plus la tentation d’y chanter le Dies irae en grégorien à chaque fois qu’un malade remplace un mort dans son lit – avant d’être lui-même remplacé. Pour nourrir les statistiques médicales, mes frères et sœurs et moi-même avons été convoqués à Saint-Louis pour une prise de sang, laquelle, une fois que nous serons morts à notre tour, viendra confirmer ou infirmer l’hypothèse d’une transmission par un homme, non par une femme, du lupus érythémateux disséminé. Colonne de gauche ou colonne de droite, c’est la question ».
Ce passage – savoureux, en dépit de sa teneur – est extrait de Cadence de Jacques Drillon. « L’isolement, ou plutôt l’exclusion, a été ma compagne la plus fidèle », ajoute l’auteur qui cherche à chaque instant à se relever des « cendres de [sa] propre naissance », comme le voulait Shelley. Son goût, immodéré, de la musique classique, l’a exclu : « À Nancy, Y* m’a initié à la musique rock. Pour lui complaire, j’en ai écouté, en me forçant, comme on caresse les muscles durs d’un garçon alors qu’on ne rêve que de seins tendres et mous. ». N’a-t-il pas rejoint, conduit – fermement – par sa passion pour la musique classique, laquelle ne peut que se révéler guide, du fait du savoir-vivre avec lequel, à tout instant, elle s’incarne, et nous incarne, nous qui l’aimons, n’a-t-il pas rejoint une communauté ? Et, peut-être, la plus belle de toutes ? En réalité, son goût immodéré de la musique classique a été, est source d’exclusion jusque dans la communauté des personnes qui sont le plus à même d’être, en leur profond, régies par ce même goût, par cette même passion, à savoir les musiciens. Jacques Drillon confesse ainsi : « La musique occupe […] le plus clair de mon temps… Il n’est pas jusqu’à mon amour presque inconditionnel pour Mozart qui ne me rejette à l’extérieur de presque toutes les communautés, y compris celle des musiciens, des professionnels, des pianistes. Au fond ils n’aiment pas Mozart. Pas assez de notes à jouer, une ligne trop claire, trop transparente, trop frêle. Ils sont avec lui dans une position très inconfortable : ils sont à nu, sous l’éclairage violent de sa pureté. La moindre irrégularité, la plus innocente faute de goût ? Les voilà piteux. Le Mozart qu’ils aiment à la rigueur est le Mozart le moins mozartien, le Mozart tragique. […] Ils n’aiment pas le Mozart "léger", "superficiel", "galant". Ils sentent là-dedans que quelque chose leur échappe – et comment les en blâmer ? Ils pensent que la “joie” de Mozart cache de la “tristesse”. […] Ils ne voient pas qu’il s’agit d’un seul et même tissu, comme ces ciels du matin, dont on ne saurait dire s’ils sont bleus ou roses, parce qu’ils sont à la fois bleus et roses. […] En sorte que j’ai presque honte d’aimer autant Mozart. Je lasse les autres musiciens, comme un malade obnubilé par sa souffrance rebute ses visiteurs, ou comme un vicieux fatigue ses partenaires avec ses manies ». Cette légèreté de Mozart fut du reste la matière d’un livre (De la musique) paru dans la collection L’Infini, chez Gallimard, en 1998 : « Mozart passe sa vie en ballon. Les peupliers sont agités par le vent, les nuages défilent à toute vitesse. Mozart lâche du lest. Il monte vers le ciel. Bientôt, il ne voit plus ni les arbres ni les routes, ni même les maisons, que hantent les hommes et les rats. Mozart lâche encore du lest. Il s’élève au-dessus des nuages. Trop de matière encore, se dit-il. Il précipite tout ce qu’il possède par-dessus bord, ses vêtements, ses chaussures. Il ne lui reste que sa nacelle, son ballon. Il les jette aussi ».
Walter Benjamin – remarque citée par Georges Didi-Huberman dans Écorces – affirme que « l’art de mémoire » est « un art épique et rhapsodique ». De cette définition, l’on peut penser que Jacques Drillon, musicien, a retenu uniquement (par déformation professionnelle ?) le second terme, sans rien renier, sans rien oublier de l’entier de sa polysémie, – tant il se moque (se joue) de l’épique, lui qui considère que ce sont les insignifiances qui nous fondent, qui nous font. Et nous défont.
Et il rejoint de facto, en s’essayant au genre de l’« essai autobiographique », l’exigence musicale. Puisque la « cadence » de son titre désigne un « passage, placé presque toujours en fin de mouvement et laissé à la liberté de l’interprète. Elle est annoncée par un certain type d’accord. Cette cadence peut être pré-écrite par le compositeur lui-même, par l’interprète, ou véritablement improvisée par lui. Sa forme est libre, souvent fantasque, parfois tout à fait folle ; elle permet au musicien de reprendre les thèmes qu’il a énoncés, révérence ou vengeance, dans l’ordre ou non de leur apparition, de les distordre, de les combiner. Fréquemment, sa construction ne consent pas, ou ne parvient pas, à plier sous la contrainte chronologique, bousculée par le recours à l’association, au tissage capricieux des thèmes traités ».
On l’aura compris : en dépit du fait que, constamment, Jacques Drillon instaure une double relation – rétrospective et prospective – entre le scripteur et son passé, le scripteur et son avenir, nulle unité dans ce livre, car toute unité rétrospective (quand bien même la perspective temporelle donne cohérence aux événements racontés), parce que nécessairement justificatrice, serait trompeuse, mensongère. En donnant un ordre, on hiérarchise ; en hiérarchisant, l’on oriente la lecture et conduit le lecteur, avec plus ou moins d’adresse, de brio, au sens que l’on cherche, plus ou moins intelligemment, à construire, et qui n’a pour fonction que de réaffirmer sa signification en tant qu’être, et donc sa propre nécessité, dans le déroulé absurde des jours, des siècles, dans l’arbitraire du vivant. De tous les vivants. Nulle unité – et l’auteur ne fait pas en cela œuvre novatrice, l’autobiographie n’étant pas un genre « réglé », ainsi que l’a reconnu Starobinski dans La Relation critique –, nulle unité dans ce livre qui apparaît comme un montage de récits, de commentaires, de rêves faisant la part belle aux impressions, aux confessions, Jacques Drillon n’ayant d’autre souci que d’offrir aux lecteurs la relation éminemment sincère des expériences personnelles qu’il a choisi de consigner, parce qu’elles l’ont fait. Et ce sans effort aucun d’être sauvé, absous, sans volonté rousseauiste d’être reconnu, et ainsi sans besoin de tirer son épingle du jeu, Cadence ne recourant pas à « une mise en scène judiciaire » au cours de laquelle il s’agirait pour l’auteur de se justifier [2].
Non, la visée de Jacques Drillon est, en définitive, montaignienne. Il sait (ou il devient) celui dont il se rend comptable devant les autres en se manifestant à eux de manière véridique (car Cadence est un ouvrage publié). En se peignant pour autrui (et plus généralement en existant pour lui de manière fiable), Jacques Drillon acquiert – semble-t-il – pour lui-même un relief et des couleurs uniques, il cesse d’être ce sujet informe qu’il était auparavant à ses propres yeux. Montaigne n’a pas dit autre chose : « Me peignant pour autry, je me suis peint en moy de couleurs plus nettes que n’estoyent les miennes premieres. Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict, livre consubstantiel à son autheur » [3]. En donnant forme devant autrui à ses pensées informes, l’on peut penser que Jacques Drillon prend forme lui-même, il affermit ce qu’il est, il se confère une constance et une consistance qu’il ne possédait pas – il donne forme à son être même.
Matthieu Gosztola
[1] Cf. Paul Ricœur, Temps et récit, l’intrigue et le récit historique, Seuil, collection L’Ordre philosophique, 1983.
[2] Cf. Gisèle Mathieu-Castellani, La Scène judiciaire de l’autobiographie, PUF, collection Écriture, 1996.
[3] II, XVIII, 665 c.
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