Cadastre des misères, Vincent Dutois (par Marc Wetzel)
Cadastre des misères, Vincent Dutois, Le Réalgar-Éditions, juin 2024, 48 pages, 6 €
« On a beau le savoir mort et enseveli depuis longtemps, il entête toujours. Un chasseur aguerri raconte qu’il a mis en joue, dans les bois, une créature qui lui ressemblait presque, à la peau maïs, les mains baguées de verrues, traînant le même manteau de misère, dépenaillé ; et les chiens suaient d’effroi. La consigne dans les familles est donc qu’au cas où, s’il est parfois de retour, sous sa forme d’antan ou sous une autre, mieux vaut le fuir. Le vent, une feuille, une respiration derrière un mur, et tous s’égaient, en des envols d’écolières et des courses de vitesse ; les garçons poussent des cris de mue, lorsqu’on les surprend à la baignade ou au jeu ; l’estomac d’un jardinier sursaute à la brune au coup de muscle dans l’air d’une grive. On a beau le savoir mort et enseveli depuis longtemps, la ligue qui s’est formée au café aimerait, disent-ils, si la loi permet d’exhumer, en avoir malgré tout le cœur net » (p.44).
C’est un de nos plus grands écrivains, par la restitution méthodique, baroque et jubilatoire d’un monde monstrueusement normal – un Centre-Ouest de la France, entre Vendée et Charente, où « feuilles à moisir, bogues et brindilles rendent sous le pas un son de biscuits » (p.25) dans un grand littoral poitevin que cet auteur connaît mieux que lui-même – mais, quasi-inconnu, il n’y a presque pas occasion de découvrir l’œuvre et l’homme. La voici, pourtant, au Réalgar, ce Cadastre des misères, recueil grand comme une paume, qui fait surgir et détaille, à partir de tombes arpentées (de part et d’autre de la Sèvre ?), l’existence close – elle l’était déjà avant fermeture – de quelques natifs férocement ratés, de sorts perclus et infirmes, suivant leur rêche et nue pente génético-culturelle, qui sont la francité fossile et la suicidaire pureté de notre crépuscule.
« Ni les deux guerres, et leurs dîmes, ni les coups de sang de la grippe, les fièvres puerpérales, pas même l’abus d’alcool, voire bien au contraire, n’ont jamais réduit la quantité des Pouvreau ; leur généalogie recouvre de son liseron un quartier de petites maisons basses ouvrières à salpêtre et volets mal peints. Ils furent très tôt, et à juste titre, regardés comme un fléau. Outre qu’ils étaient la pauvreté et le nombre. On les soupçonnait surtout du goût de la fornication qui, dans la région, avait été perdu. Les fiancées, éléments rapportés, ou les sœurs, de la souche, étaient gravides sans répit ; l’une a fait un record de France. À la balance, les deuils ont longtemps insuffi. Certes, chaque semaine désormais un Pouvreau ou apparenté meurt, en quelque sorte d’après l’ordre d’apparition dans le siècle antérieur ; ce qui augure d’un pic d’obsèques » (p.38).
Ce sont donc ici, par exemple, les ex-exemplaires des familles Pillot ou Pouvreau, les (anonymés) Gilbert, Emile et Marie-Picière, et, en général, les occupants d’une allée de lettres et d’un rang de nombres (D43, H7, B12 ou même V148) – tous, en leurs quelques années de vie, distingués du néant de justesse (le temps de s’y refondre), encouragés à une raison dont ils ne pouvaient certes abuser, organismes gauches (l’âme de travers dans son union à la chair, « encombrés d’eux-mêmes », au plan de vie gondolé comme une planche humide, d’une terrifiante et convenue maladresse ontogénétique…) – qui revivent pour nous, synthétiquement, comme ils auront vécu. Voici par exemple V148 :
« Il était né tel quel, l’œil orageux, la bouche qui se tordait. La mère pleurait en couches. Issue d’une famille de mauvais caractères, elle en connaissait tous les symptômes. Suivirent donc, comme elle s’en doutait, trois ans de cris suraigus, et douze de rebuffades, de colères, de ce charivari que font par nature les malades des nerfs. Quatre filles aînées, irascibles, jouaient par-dessus un opéra de dents qui grincent. Personne n’a jamais voulu de ces harpes désaccordées. Au contraire, le garçon était à l’âge légal assez beau d’aspect, il eut sa fiancée et des jours heureux. Puis vint le temps des caprices ; la jeune femme parlait d’achats, de menus travaux, d’enfants à faire. Un jour, en désaccord, il lui asséna trente et deux coups de burin » (p.40).
D’entrée vieillards (ayant donc tout de suite « atteint à cet âge où le sommeil est une imprudence », p.13), et pourtant indéfiniment enfants (qui appellent les enfants qu’ils ne cessent d’avoir leurs « sucres », p.8), extraordinaires ploucs, mutants par défaut, rebelles involontaires, n’ayant en eux personne qui soit digne de confiance car handicapés du Surmoi, n’ayant bénéficié d’aucune providence amicale, d’aucun conseil d’existence sensé et reconsultable, laissés à leur ignorance de la liberté et à leur nausée de tout possible discernement, ils sont sans surprise pros de la violence domestique (« parfois, il la secouait, dans l’idée qu’elle était un sac de pièces, qu’elle rendrait la monnaie » (p.15) et isolés arbitres de leurs propres jeux de massacre (« Tombée dans son bain, emportée par une ambulance, la dame de la maison d’à-côté, avec la marquise et les volets bleu doux, avait eu, lors d’une conversation par-dessus le mur (où l’on parla aussi de l’état du ciel, des sept péchés capitaux des autres), un avis prémonitoire sur la multiplication des cas de ces gens restés chez eux plus de vingt-quatre heures morts seuls » (p.14), ils ne sont rachetés ni par leurs bêtes de compagnie (« La philharmonie de chiens musclés qui gardait le parc, chapardait dans la campagne, au péril des fusils » (p.15), ni par leurs dieux (« On lui trouva, durant l’agonie, l’air d’un christ éberlué, lui qui n’avait jamais eu de catholique que ses grands yeux verts d’apôtre au vitrail où tant de petites fiancées, sur la pente de la joie, s’étaient regardées glisser » (p.11). En voici trois :
« À parler des cardiaques, est rangée là-bas, sous une dalle, la fameuse Marie-Picière, obèse, poissonnière, morte à la criée la tête en avant dans un tas de poissons bleus à la glace ; l’homme Gilbert, bedeau de courte taille, homme à messes et détenteur de toutes les clefs, dont la figure jusque dans l’intérieur des yeux avait pris par sympathie la pourpre cardinalice ; et le bon Émile, pétrifié au jardin, que cinq hommes à décoller le malheureux de la fourche ne suffisant pas, à lui injecter des liquides de laboratoires dans les muscles durs ne suffisant pas, il fut après conciliabule enterré comme ça, avec l’outil, plutôt que lui scier les doigts ; et à ses funérailles, à l’aller comme au retour dans la nef, ceux qui savaient et les porteurs du cercueil entendirent distinctement le manche taper la cloison à droite, à gauche, à droite. Un peu comme un roi avec une épée » (p.41).
Mais pourquoi faire ainsi monde, exclusivement, avec cet auteur, de gens incapables d’eux-mêmes, trop ahuris pour être même marginaux cohérents et conséquents, trop ignorants ou malheureux pour songer s’amender, de lourds pantins ne cessant de bâcler leur mot d’absence ou d’excuse à la vie ? Quelle que soit l’hypothèse interprétative (du choix, par cet auteur, de nous loger à l’unique enseigne humaine d’un caravansérail de taupes âpres, maigres et s’entre-dévorant), elle émeut et dérange : 1) gens qui sont le sommeil même dont nous n’avons plus conscience d’avoir dû être réveillés 2) une amnésie infantile qui leur aura duré toute l’existence, parce qu’ils n’ont, eux, jamais eu idées ou images dont tirer plus tard profit, ou qu’ils auraient pu réactualiser sans folie ni crimes 3) la vie même et donnée aurait ainsi ses conservatoires secrets et locaux d’exemplaires de créatures telles quelles pour, en dernier ressort, repartir d’eux si devaient s’éteindre d’un coup un jour tous les retouchés, cultivés et mûris que sont leurs autres (nous) 4) personnes sans autorité sur elles-mêmes (gens d’auto-influence forcée sans possible auto-ascendant), montrant par contraste le bête ressort de notre discipline intérieure : l’art, qu’eux refusent, du supplément d’âme à l’essai… Vincent Dutois, ancien libraire failli, se compte visiblement dans leurs rangs, puisque le terme même qu’il se promet témoigne de cette contrainte sur soi sans ampleur, efficace ni valeur :
« Il avait souhaité, vers la fin, au verso d’un formulaire d’hospice, qu’après l’inventaire de ses maigres biens la centaine d’œuvres de poésie indiscutable, qu’il gardait au secret d’une cantine, soit malgré tout ajoutée à sa tombe. Ni fleurs ni couronne, à l’économie, soulignait-il d’un trait mal appuyé. Ainsi fut fait. On passa sous silence au budget communal la crémation de ses textes préférés dont l’ancien libraire impécunieux reçut sur lui, au carré des indigents, la presque totalité des cendres » (p.33).
Cette épopée d’ahurissants paumés (« paumés », le mot était déjà chez Villon, pour désigner les mendiants rebutés, ceux que leur main perd, et ceux aussi qu’égare tout ce qu’ils touchent), pleine d’humour et de miséricorde (Tex Avery chez Bergounioux, Michon chez Charlot) nous révèle, quoi qu’il en soit, un admirable, intègre et très incisif auteur – comme le montre (pp.21,22) son preste suicidé de la C.27b (concession perpétuelle) :
« Le soir même il entrait dans une plantation de treilles électriques. Il grimpa un pylône et n’eut que le temps de penser à saboter le fil. Sa torche, collée à la cisaille, brasillant dans une nuit presque noire sans vraie lune, rendit un charbon ».
Marc Wetzel
Vincent Dutois, né en 1966, à Niort, est poète et photographe. Après de longues nuits universitaires, en histoire de l’antiquité, à étudier les guerres et les vieux dieux, il fut secrétaire au ministère, puis un libraire salarié, puis un kiosquier, un libraire déficitaire, un éditeur minuscule, un petit professeur. Il vit toujours à l’Ouest de la France, d’expédients (4ème de couverture).
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