Cache-Cash Mortel, Hubert Letiers (par Mélanie Talcott)
Cache-Cash Mortel, Les Editions Inspire, novembre 2018, 268 pages, 20,50 €
Ecrivain(s): Hubert LetiersDans une société où les slogans, tel « libérer la parole », font fureur chez les foules encagées, où les lanceurs d’alerte se retrouvent en taule ou au chômage et où les journalistes trempent leur plume dans les brouets de la soumission écrite et télévisuelle, il devient difficile de faire circuler des idées et des observations hors-pistes. Avant qu’on nous rejoue Fahrenheit 451, version religieuse, ultralibérale ou nationaliste – somme toute, la palette de tous les intégrismes – les livres d’une poignée d’écrivains en restent le relais. Et il faut du courage pour en prendre Le risque. Pointer du doigt certaines collusions du pouvoir en est un.
Dans son dernier ouvrage, Cache-Cash Mortel, un polar sans sexe, sans cul et sans hémoglobine à tous les chapitres, Hubert Letiers autopsie férocement ces connivences qui lient le politique au judiciaire, pilotées depuis les hautes sphères où le cynisme que l’on y respire carbure au pognon, et où les basses œuvres – de la simple surveillance numérique à l’assassinat ciblé – sont supervisées par les « Zozors », terme qui désigne dans le jargon policier les services de renseignements français, la DGSE, et plus particulièrement sa cellule Alpha. Celle-ci exécute sur ordre non autorisé (officieux) en haut lieu, toute personne susceptible de menacer la sécurité nationale ou de nuire aux intérêts opaques de l’État. La justice, elle, se voit contrainte à faire l’autruche et garder ses effets de manche loin des prétoires
« L’art de la justice étant aussi celui de rendre possible ce que le Pouvoir juge nécessaire – en particulier le maintien de sa mainmise sur certains choix occultes ».
Sarah Stern, journaliste dont le talent d’enquêteuse émarge celui de croqueuse d’hommes influents, est une emmerdeuse patentée. Son job : soulever le gros gibier dans des affaires véreuses. Lobbies, détournement de fonds, trafic d’influence, fraudes et autres mains courantes de la corruption constituaient son étal… jusqu’à ce qu’elle fourre son nez dans une entente secrète entre État français et triades chinoises. Pour le premier, il s’agit d’un financement occulte mais juteux ; pour les seconds, d’un paradis légalisé où le blanchiment procède du miracle économique. Mais dénoncer, preuves à l’appui, que « la drogue finance des EHPAD, des cliniques pour toxicos et des lycées avec distributeurs de came à la cafétéria ? », cela fait vraiment trop désordre. Le faire oui, le dire non. A la veille de Pâques, sur le parvis Notre-Dame, on retrouve la tête de la journaliste posée sur un billard en-dessous duquel est caché un sabre Shaolin.
Commence alors pour le commissaire Stan Huysman une enquête classée avant même d’avoir eu lieu, enterrée dans les caveaux plombés de la République, opacité oblige. Bien que ses illusions soient parties en vrille depuis des lustres, Huysman a gardé l’obstination besogneuse de celui qui a besoin de comprendre et refuse d’être pris pour un con. Accompagné dans ses investigations par Feng-Lee, une jeune lieutenant complètement barrée mais bien ancrée en terre, il comptera les cadavres que la DGSE sèmera dans leurs pattes : celui d’un procureur véreux, d’une juge rebelle et vindicative qui paie sa rigidité au prix fort, ceux de citoyens lambda présents au mauvais moment et au mauvais endroit, et ceux d’autres protagonistes pourris aux entournures. Autant de dommages collatéraux d’une partie de Cache-Cash dont ces deux flics sortiront vainqueurs et vaincus.
« Rebâtir une vérité publique en déconstruisant une vérité judiciaire ». D’un trait de plume et avec un style percutant, Hubert Letiers nous en oppose une, bien obscure, qui actuellement métastase aux quatre coins de la planète, tandis que la plupart d’entre nous se gave de déséquilibrés mentaux et de selfies.
Un excellent polar hors-normes, brillant et courageux qui nous balade dans les méandres glauques de l’ultra-libéralisme, mais qui se rangera malheureusement, je le sais, dans la case silence de nos bibliothèques-cimetières, à côté des ouvrages sauvons la planète. Dans notre époque menottée, écrire n’est plus faire œuvre de contre-état. Il est loin le temps où une révolution pouvait naître d’une chanson ou de l’assassinat d’un poète. Prendre tous les risques pour un lectorat qui n’en prend aucun ? A sa manière, Hubert Letiers est un lanceur d’alertes, un inconfort assuré pour cet écrivain. Mais la dernière page tournée, je songe à tous ceux qui nous enfument avec le pouvoir d’achat. Quel pouvoir ? Notre meilleur psychanalyste est devenu ce capitalisme qui a parfaitement intégré notre pusillanimité. Lobotomisés par le compromis. Ne faisons pas de vague !
Extrait :
« Sarah Stern incubait déjà le merdier à cause duquel nous sommes réunis… Une fois décapée des artifices lexicaux destinés à la rendre aussi incompréhensible que techniquement improbable, la situation de notre pays se résume ainsi : si l’on extrait des comptes publics la manne du tourisme et celle liée à la taxation des produits sanitairement toxiques, avec 2200 milliards d’endettement, la France entretient cliniquement le risque de faillite le plus élevé et le plus dangereux de la zone euro… Via nos antennes de renseignements, nous savons déjà que, lors du prochain conseil européen qui inaugurera Europa, son nouveau siège, Bruxelles refusera officiellement d’assumer le rôle d’administrateur judiciaire de la France. Notre pays, toujours selon la commission européenne, s’obstine à financer sa dette croissante par des emprunts contractés sur les marchés interbancaires, et cela au mépris des mises en garde de ladite commission. Les prêts ainsi obtenus auprès d’opérateurs privés sont aussitôt virtuellement couverts par l’émission de titres toxiques, lesquels circulent ensuite sur les places financières internationales où ils deviennent les objets d’une spéculation à risque. Cette titrisation de la pénurie se réalise avec le consentement parfois forcé de l’Autorité des Marchés Financiers. La plupart de ces acteurs privés sont des fonds d’investissement apatrides, lesquels n’ont à ce jour aucun intérêt à voir se consolider une France économique forte dans une Europe financièrement solide. Dans ce contexte de falsification financière entretenue, pour reculer l’échéance du naufrage, la France cède actuellement et au pas de course des pans entiers de son patrimoine productif, tant public que privé. Un tel choix permet aux bailleurs de fonds de prendre progressivement le contrôle complet des moteurs de notre économie. Ces changements de propriétaires s’opèrent dans des conditions qui, sans être celles d’une grande braderie, restent néanmoins très favorables aux nouveaux actionnaires… Concrètement, cette alchimie boursière revient à vendre en viager un État dans son intégralité, tout en émasculant la nation qui l’a construit… […] Cette mécanique d’interactions à laquelle nos compatriotes n’entendent rien tout en affirmant l’avoir comprise, vous, madame la juge et monsieur le directeur de cabinet… […] chaque jour, vos mandats respectifs vous imposent d’en infléchir les effets autant que d’en falsifier les causes » (p.78).
Mélanie Talcott
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