Ça va aller, tu vas voir, Chrìstos Ikonòmou
Ça va aller, tu vas voir, trad. grec Michel Volkovitch (Κάτι θα γίει, θα δεις, 2010), 228 pages, 20 €
Ecrivain(s): Christos Ikonòmou Edition: Quidam Editeur
Un titre en forme d’espoir quand tout va mal, quand tout va de travers, quand on a peine à seulement y croire, qu’un jour cela pourrait aller mieux. Mieux ou simplement moins mal. « Ça va aller, tu vas voir… », c’est aussi ce que disent implicitement tous les partisans des solutions qui ne font qu’empirer les choses, que rendre la vie plus difficile, plus impossible.
Je ne sais pas. Ce que je lis ne colle pas avec ce que je vois. Ce que je pense non plus. Rien, ne colle.
Dans ce monde où rien ne va plus, la file d’attente devant la sécu est longue, très longue. Si longue qu’elle commence au milieu de la nuit, malgré le froid. Autour d’un bidon dans lequel brûle un misérable feu autour duquel la misère n’a plus d’âge. Où elle n’a plus l’âge d’avoir un âge.
Tu sais quoi grand-père ? Ce n’est pas la chute qui nous tue, c’est de s’arrêter brusquement. Tu comprends ? C’est s’arrêter brusquement qui nous tue.
Pour continuer malgré tout, on s’invente des histoires. Des raisons d’encore y croire, surtout quand à force de fatigue il devient impossible de continuer. Impossible de continuer d’y croire ou de continuer d’avancer, d’échapper à la réalité qui écrase.
La vérité d’une histoire ne se juge pas d’après sa relation avec la réalité mais d’après sa valeur morale. Elle ne comprend pas ce que ça veut dire au juste mais elle aime à se dire qu’il y a des choses vraies qui n’ont jamais existé. Elle aime à se dire qu’il y a des choses qui sont et ne sont pas la vérité. Des choses qui ne se sont jamais produites peut-être mais qui sont plus vraies que la vérité. Mais là encore elle n’est pas sûre. Si seulement elle pouvait comprendre davantage. Si seulement ils avaient assez d’argent pour qu’elle n’ait pas besoin de bosser. Elle aimerait lire davantage voyager aller au théâtre au concert. Elle aimerait dormir jusqu’à onze heures et ne pas attendre avant l’aube à l’arrêt du bus et ne pas avoir honte du boulot qu’elle a. Et surtout surtout elle aimerait ne pas sursauter terrifiée chaque fois que le téléphone sonne chaque fois qu’elle voit des enveloppes blanches dans la boîte aux lettres.
Mao, c’est le nom que lui a donné son père, veille sur son quartier la nuit. Silencieux. En secrète conversation avec un chat, assis sur les marches d’une maison. Il veille. Sur les habitants. Sa mère. Sa sœur qui est partie, après avoir été violée, dit-on. Jusqu’au jour où les autres ne l’accepteront plus. Yànnis, lui, en ce lendemain de Pâques, voudrait que l’on n’oublie pas son ami d’enfance, mort d’une électrocution dans son travail. Il manifeste. Seul. Avec une pancarte sur laquelle il n’a rien écrit, car les mots lui manquent. Pour ne pas être seuls, d’autres choisissent de se coller l’un à l’autre, par les mains, avec une colle que l’on peut plus retirer, qu’on ne peut dissoudre, pas même à l’hôpital où ils ne peuvent s’endormir que main dans la main. Sans métaphore aucune. D’autres rêvent d’ailleurs. D’ailleurs assez grands pour leur permettre de vivre leur vie. De vivre leurs rêves.
Des rêves. Des rêves. Pour des gens comme nous les rêves sont comme des glaçons – tôt ou tard ils fondent.
Les promesses, même les plus réalistes, les plus concrètes, les plus belles, ne sont que promesses. Il suffit d’un rien pour qu’elles s’effondrent. Même offert, ne serait-ce que dans l’illusion de quelques heures, de quelques jours, le paradis reste inaccessible, gardé par des cerbères avec lesquels on ne négocie pas, auxquels même leurs maîtres ne peuvent imposer de loi ou de compromis.
Au cours de ces seize récits nous apprenons à vivre malgré la réalité la plus désespérante qui soit, dans un monde où le passé n’est plus que douleur ou poison, où l’avenir n’existe même pas, où l’air lui manque, noyé dans une grisaille sans ombres, sans issue perceptible. Un monde où il vaut d’ailleurs ne pas trop perdre son temps à rêver, à rêver tout le temps des mêmes choses, aussi décourageantes que celles du quotidien. A tel point que, malgré tout, les deux finissent parfois par se mêler. Quand la vie ressemble trop à un mauvais cauchemar, il peut y avoir quelques rêves qui ne sont pas tout à fait des cauchemars. Et puis, un cauchemar, c’est aussi un rêve… C’est toujours ça de pris. Il vaut peut-être mieux faire silence et continuer de vivre, même si la seule chose qui semble pouvoir sauver du malheur, ça pourrait bien être un surcroît de malheur. Pour le père de Petros, la vie, c’est une poignée de clous qu’il faut bien avaler, comme prix à payer pour les instants de rêves qu’a voulu vivre son fils en tentant de pénétrer dans un jardin interdit.
Sans renoncer un instant à une immense bienveillance envers ses personnages, c’est dans la traversée d’un enfer bien plus réel que celui de Dante ou de la mythologie que nous emmène Chrìstos Ikonòmou. Avec une lucidité à la fois cruelle et amicale, avec un ironique sens du tragique humain, il donne voix à ceux que l’on n’entend pas, à celles dont on vole la voix, jour après jour, méthodiquement. De Grèce comme d’ailleurs, ils nous sont soudain bien proches, si proches… au point que nous pourrions être eux, qu’ils pourraient être nous, dans l’humaine solidarité de nos vies aléatoires et accidentelles.
La force de ces seize récits nous grandit et c’est avec une grande impatience que nous guetterons la voix multiple de Chrìstos Ikonòmou.
Marc Ossorguine
Lire une autre critique sur la même oeuvre
- Vu : 3103