By the rivers of Babylon, Kei Miller
À propos de By the rivers of Babylon, septembre 2017, trad. anglais (Jamaïque) Nathalie Carré 304 pages, 20,50 €
Ecrivain(s): Kei Miller Edition: Zulma
Voici un roman qui a gardé le titre anglais d’un territoire décrit par Kei Miller, jadis jardin de paradis, devenu une vallée délabrée faite de ruelles bordées de tôle ou de clôtures en ferraille (…) Là où se tenait autrefois une merveille de verte colline. On sent ce pays à travers la perception d’une vieille femme aveugle, du peuple jamaïcain accablé de cicatrices (balafres, œil crevé), de dévastations (l’autoclapse des rats), d’injustices et de violences policières contre les badboys d’Augustown. Babylone, littéralement Porte du dieu – selon Jacques Ellul –, le jardin originel du désir de l’homme qui le remplace par la Ville parfaite annoncée dans la Bible, qui oscille entre chute et rédemption. L’origine mythique de la croyance rastafari se loge en Éthiopie, un des berceaux de l’humanité et du règne d’Haïlé Sélassié, Ras Tafari Makonnen. Babylone est donc identifiée par les rastafaris qui se nomment descendants des tribus perdues d’Israël, un lieu perverti car volé par l’Occident et ses potentats.
Dans ce roman, By the rivers of Babylon, la nature recouvre comme témoin muet des exactions atroces. La gardienne de la cité, c’est Ma Taffy. En elle se concentrent la lucidité, le passé et les récits d’Augustown. Et c’est avec une langue créole, habitée, vivante que la grand-mère ressuscite une partie de l’histoire intime, non dite du peuple jamaïcain. Ses paroles survolent le quartier, les pires événements du quotidien, les imprécations obscènes des habitants comme la poétique de leurs croyances. Le parler créole, réappropriation d’un langage, d’un idiome caraïbéen, repousse la mainmise autoritaire des colons anglo-saxons.
Le territoire est anthropomorphisé. Il s’y divise autant en lieux, en parcelles qu’en membres torturés, découpés, mutilés. Grâce à la force transgressive de la parole des femmes, le roman amorce l’histoire d’une émancipation. Une correspondance s’établit entre le corps ontologique (esclavagisé) et la terre, l’espace géographique, tous deux confisqués et exploités. La résistance et le soulèvement qui s’ensuivent permettent la prise de conscience du patrimoine dérobé illégitimement et la réunification du peuple noir jamaïcain. Énumérer les brigandages et les sévices permet l’éveil de conscience au même titre qu’un médecin décèle les maladies et les traumatismes afin de les guérir. Car ici, c’est le droit aux soins qui est spolié. Les analogies organiques sont un procédé stylistique et le moyen d’entrée dans l’histoire de cette contrée secrète. Les femmes restent des mères nourricières et protectrices d’hommes discriminés où des êtres luttent pour conserver une dignité et une foi. À Augustown, on ne naît pas petite frappe, mais on le devient dans cette communauté suburbaine. Et l’on sait bien qu’ailleurs des jeunes (…) n’ont jamais vu d’autres jeunes mourir. Au bout de la révolte, le langage des armes fait place à la sagesse des anciens.
Ici, donc, les signes se muent en miracles autour de mythes à la croisée de l’Afrique et de la chrétienté, des enchantements. Kei Miller retrace la généalogie des événements d’un groupe humain et c’est très émouvant ; un groupe qui voue un culte aux Nazaréens, pour lequel les cheveux tressés font un lien entre le ciel et la terre, et où couper les dreadlocks reste un sacrilège. Les images de la terre sont puissantes, et les habitants pourtant déracinés (anciens esclaves déportés) se sont nourris, depuis leur déportation, de cette terre jamaïcaine et de sa végétation luxuriante, s’en sont appropriés la teneur. Kei Miller transforme les griefs en écriture et les place dans la bouche des personnages touchés par la lucidité de leur condition. Un autre fléau persiste, celui des sectes, l’auteur cite à ce sujet une manière presque « pentecôtiste » d’enseigner, endoctrinement qui fait commettre le pire méfait infligé à un Rastafari, celui de raser la tête de l’écolier – acte qui ressemble à un scalp. Notons que la Jamaïque fut peuplée depuis l’an 1000 d’Indiens Arawaks, quasi totalement exterminés à la fin du XVIe siècle. La symbolique du cheveu est donc très importante. Ainsi les dreadlocks coupées se tordent encore à terre semblables à des serpents – allusion à la tête de Méduse et à une mutilation. Contrairement aux Rastafaris, le maître d’école dompte sa chevelure afro de nature avec force onguent et coiffage, afin d’échapper à l’aspect d’un petit africain sortant tout sale de sa savane. La société jamaïcaine, dénoncée par K. Miller, se divise en raison de la couleur de la peau – une vision raciste –, entre des sang mêlé (…)ashanti ou yoruba et des jeunes filles de bonne famille à la peau claire, des bébés café au lait (…) un peu au-dessus de la majorité noire. Le complexe de la peau s’est étendu comme une malédiction dans toute l’Afrique, avec les (pires) soins cosmétiques destinés à blanchir, défriser et raidir les cheveux.
L’humour de l’écrivain teinté de compassion adoucit les coups du destin et le poids des complexes qui ont causé tant de mésestime de soi – une des résultantes de l’esclavage et de l’apartheid. Il y a un point culminant dans ce roman avec l’apparition d’un pasteur thaumaturge, Master Bedward, qui rappelle par son don les anciennes croyances des africains volants. Une façon de faire retour sur le sort terrible des captifs exilés en Jamaïque, de rendre ce sort audible par l’apparition d’un prêcheur volant, d’un saint en lévitation, miracle qui aide à expurger ce crime commis contre l’humanité. La catharsis en passe par le rite et il est ici biblique et évangélique. Le prêche exhorte les Noirs et pauv’ à se délivrer de leurs chaînes, parabole liée au culte de l’Afrique de l’Ouest d’Anansé l’Araignée, à l’origine de l’apparition de la vie sur terre. En face, l’administrateur colonial, le gouverneur logé dans un luxe offensant, se plaît à faire usage de la force contre les voyous de Noirs. À l’instar du grand livre de Mario Vargas Llosa, La guerre de la fin du monde (1981), un prophète surgit au milieu des laissés-pour-compte d’Augustown, entraînant ses ouailles à la rébellion.
Pour conclure, disons que By the rivers of Babylon baigne dans un contexte de domination qui génère des dissociations de personnalité et la volte-face d’un homme qui lutte et que ce maudit pays a décidé de mettre à terre dans un continent sous le voile noir de l’histoire. Néanmoins, Kei Miller pousse son texte jusqu’aux frontières du merveilleux, du conte au-delà d’un folklore réducteur. Les descriptions sur des gestes aussi sobres que précis entre les garçons et les fruits poétisent le récit pourtant inscrit dans un certain fatalisme, comme peler une orange, la peau se déroulant comme une fleur. Une symphonie de couleurs et de sons ponctue le temps, l’air et les cieux jusqu’au peuple chtonien, car ce qu’ont entendu serpents, grenouilles des bois, souris, punaises : est-ce que cela ne compte pas ?
Bref, ce beau roman soulève la question des saveurs, des cinq sens, du licite à l’illicite, des échelles géographiques et des échelles de valeur, la question de la couleur de peau, mise en garde à l’intérieur des conversations les plus banales : ces pestes de Kingston qu’iraient vous voler le lait jusque dans vot’ café ! – le lait ayant plus de prix que le café, couleur locale, discrimination de nature identique à celle de la hiérarchie anglo-saxonne entre maîtres et domestiques ; la différence de carnation imposant une distance infranchissable. La suite appartient aux lecteurs, à leur seule appréciation d’un monde que paraphrase Kei Miller, où il faut utiliser les armes de Babylone contre Babylone.
Yasmina Mahdi
- Vu : 4783