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Brumes, Jésus-La-Caille, Rien qu’une femme, Francis Carco (par Marie-Pierre Fiorentino)

Ecrit par Marie-Pierre Fiorentino le 27.03.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Brumes, Jésus-La-Caille, Rien qu’une femme, Francis Carco (par Marie-Pierre Fiorentino)

Les « exploits », relatés par la presse à sensation, des marlous et autres pierreuses aux improbables surnoms faisaient rêver la toute jeune Mine imaginée par Colette dans L’Ingénue libertine. Ils ont fait, plus tard, la gloire d’un certain cinéma en noir et blanc. Ils peuplent aussi ces trois romans, publiés entre 1914 et 1935, par Francis Carco.

Les protagonistes ? Des Titine, Lulu-la-Parisienne, le Balafré et autres Fernande, comme dans l’hilarante scène sur la péniche des Tontons flingueurs. Mais ici, point de comédie. Des maquereaux, oui, hermétiques à la pitié et parfois beaux comme Gabin dans Pépé le Moko. Comme dans ce film, d’ailleurs, le drame l’emporte.

En effet, défaillances familiales, alcool, pauvreté, délinquance, prostitution, crime et taule forment un engrenage social broyant aveuglément les plus défavorisés. Les très jeunes protagonistes, aussi usés que leurs aînés suscitent, lorsque leur indigence affective par hasard se dévoile, l’étonnement de ceux qui les fréquentent sans vouloir ou pouvoir les sauver : « Quel être au monde n’a découvert, en cédant à son double, l’ivresse de se mêler à l’univers, de s’y confondre ? » (Brumes). Aucun d’eux, oubliés par la chance.

Une sorte de sordide à la Zola se loge dans les détails du linge sale, des peaux graisseuses mal ou pas lavées, des urinoirs poisseux. Cependant, la musique des bals et des cabarets, les conversations de comptoir, les grands plaisirs pris au lit et les petites joies méchamment volées à un mauvais tour joué, emportent le lecteur dans des intrigues amoureuses sous-tendues par de la violence, autant physique que psychologique.

Brumes se déroule dans un port belge. Feempje-à-la-main-coupée y a échoué voici des années après une sale affaire ; il y tient un bar où il enferme et maltraite sa compagne, enceinte. De là, il observe les allées et venues d’un vieillard un peu moins miteusement vêtu que les habitués du coin, Lionel Poop. Ce dernier s’est entiché de Geisha, une prostituée qui, nourrissant de vagues projets d’avenir avec Soter, attend à longueur de temps, derrière les vitres de son minuscule logement, les marins, ses principaux clients. Mais Poop n’est-il pas aussi à la recherche de son passé ? Son surgissement va réveiller des souvenirs, exacerber des rancœurs, précipiter des événements.

L’étrange épidémie qui soumet les quartiers mal famés à une sorte de quarantaine, assortie de contrôles médicaux inquisiteurs, rajoute au mystère oppressant de ces rues suintantes. Les sirènes des bateaux dont on devine, au-delà des brumes, les cheminées fumantes, sonnent autant le dégueulement de nouveaux forçats de la misère que l’espoir de l’évasion.

C’est, dans une petite ville de province, un hôtel que tient la mère du héros de Rien qu’une femme, roman écrit à la première personne. Le narrateur s’y souvient comment il tomba amoureux, à quinze ans, de Mariette, l’employée pas farouche, comment il découvrit avec elle le plaisir, devenant tour à tour esclave puis esclavagiste de sa maîtresse. L’équivocité du titre suggère autant le mépris éprouvé, à certains moments, par le jeune homme pour sa compagne que l’exclusivité de sa passion qui le détourne de tous ses devoirs.

Sa mère espérait pourtant qu’il s’élève, par les études, au-dessus de sa condition mais ni ses menaces, ni ses supplications ne ramènent à la raison le garçon. À moins que l’on n’échappe pas, malgré toutes les tentatives, au déterminisme social ? La preuve avec Jésus-La-Caille dont le héros éponyme évolue dans le Montmartre des prostituées et proxénètes de tous les genres. Bambou, son compagnon depuis deux ans, vient d’être arrêté. Qui l’a dénoncé ? Dans ce milieu – il paraîtrait même que l’expression « le milieu » soit une invention de Carco – il faut ne faire confiance à personne si l’on veut rester vivant et libre. Sur cette base s’instaure entre Fernande, la protégée M. Dominique, dit le Corse, et Jésus, une relation d’autant plus dangereuse que Pépé-la-Vache est aussi amoureux de la jeune femme.

Qui, de ce beau monde, est une balance ? Jésus aimerait bien le savoir. Mais ses démêlés de cœur ne facilitent pas le semblant d’enquête qu’il tente de mener. Son physique androgyne et sa facilité à se laisser porter par ses désirs font de lui un personnage autant moderne que dangereux car « il n’était pas qu’un gigolo fardé […]. Mais, à Montmartre, où les hommes se partagent en deux catégories distinctes, Jésus-la-Caille tenait à la fois des deux types et il profitait d’un mystérieux pouvoir dont se défendaient mal d’habitude les filles qui se voyaient en lui ».

Alors le monde parallèle de la grande pègre et des petits malfrats n’a rien de la féérie qui faisait rêver Mine, surtout pas pour les femmes, violées, vendues, battues, exploitées. Car les coups sont le seul mode d’expression de ces hommes eux-mêmes abîmés, même des très jeunes, même des plus doux que la moyenne. Ils disent, avec leurs poings, le mécontentement, l’impatience, la colère, la suspicion, la jalousie, mais aussi, plus pathétiquement encore, parfois ce qui s’apparente à de l’amour. Des situations et des scènes, choquantes aujourd’hui – est-ce une des raisons pour lesquelles Carco n’est pas réédité ? – mettent mal à l’aise le lecteur.

Pourtant, quelle clairvoyance ! Ainsi, le narrateur de Rien qu’une femme constate l’inégalité de jugement que la société porte sur sa relation avec Mariette : « Le plus bizarre est que personne, en ville, ne faisait retomber sur moi la responsabilité d’une union si vilainement assortie. On en chargeait, seule, Mariette. C’était elle, la coupable. Elle m’avait séduit, enfant, et dépravé. Maintenant, Dieu sait par quel étrange sortilège elle me tenait à sa merci ! ». La France d’après la Première Guerre mondiale continue, comme celle du Moyen-Âge, à croire aux sorcières.

Pas Francis Carco qui cherche, chez tous les laissés pour compte, la part d’humanité sous ses meilleures et sous ses pires manifestations, plus soucieux de bonne littérature que de bonnes mœurs.

 

Marie-Pierre Fiorentino

 

François Marie Alexandre Carcopino-Tusoli, dit Francis Carco, est né en 1886 en Nouvelle Calédonie où son père, corse, était fonctionnaire. Après avoir vécu dans diverses villes de province, dont Villefranche-de-Rouergue, il s’installe à Paris en 1910 et devient un habitué du Lapin Agile, célèbre cabaret de Montmartre. Amant de Katherine Mansfield et indéfectible ami de Colette, il fait aussi partie, avec Pierre Louÿs, Jean Giraudoux, Guillaume Apollinaire, de l’Avant-Garde qui a ses habitudes au café de Flore. Après des textes courts et des poèmes, il publie Jésus-la-Caille, très remarqué, puis reçoit le Grand Prix du Roman de l’Académie française en 1922 pour L’Homme traqué. Parolier, entre autres pour Renée Lebas mais aussi Edith Piaf ou Yves Montand, collectionneur d’œuvres d’art, il fréquente dans les années 1950 Saint-Germain-des-Prés. Il meurt en 1958 à Paris.



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A propos du rédacteur

Marie-Pierre Fiorentino

 

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Rédactrice

Domaines de prédilection : littérature et philosophie françaises et anglo-saxonnes.

Genres : essais, biographies, romans, nouvelles.

Maisons d'édition fréquentes : Gallimard.

 

Marie-Pierre Fiorentino : Docteur en philosophie et titulaire d’une maîtrise d’histoire, j’ai consacré ma thèse et mon mémoire au mythe de don Juan. Peu sensible aux philosophies de système, je suis passionnée de littérature et de cinéma car ils sont, paradoxalement, d’inépuisables miroirs pour mieux saisir le réel.

Mon blog : http://leventphilosophe.blogspot.fr