Brumes industrielles, Yann Dupont
Brumes industrielles, Hugues Facorat Edition, avril 2016, 62 pages, 10 €
Ecrivain(s): Yann Dupont
D’emblée on sent que ces Brumes industrielles sont investies par une écriture poétique. La photographie de la première de couverture, de Pierre Lenoir Vaquero, déjà interpelle, arrête le regard avant l’ouverture des ailes de la brume. Celle des espaces portuaires où l’humanité grouille de se rencontrer, entre âmes laborieuses, errantes nocturnes. Une ambiance, une atmosphère d’emblée se dégage.
Qui n’a jamais ressenti l’appel ambigu d’un port maritime, parcouru des affluents de la terre et de la mer, dans ces va-et-vient du large qui brassent le ciel peuplé des lumières de la ville, de ces autochtones laborieux et nostalgiques, de ces passagers voyageurs, touristes ou aventuriers. L’usine est l’un de ces personnages, mobile sur son assise fixe, qui embrume ces existences et dépose ses métastases industrielles sur le corps de la ville et de ses passants, depuis des années-portuaires.
On passe dans un port, bien souvent. Comme les brumes industrielles passent. L’écriture poétique de Yann Dupont fixe en ses poèmes courts la trace de ces passages. Une radiographie des poumons de la ville, électrocardiogramme électroencéphalogramme des passants du port qui respirent les brumes délétères de la ville portuaire. Le lecteur en prend plein les yeux et les poumons, de cendre jusqu’au cœur et dans le regard, en levant ces poèmes découvrant la ville portuaire dans un cri d’alerte de corne clairvoyante de brume vapotant les errances, les égarements, les incertitudes, les doutes, les oscillations de l’être humain. Brumes visibles et pourtant voiles impalpables presque quand on s’y habitue. Yann Dupont, auteur havrais, s’est inspiré des lumières troubles et attachantes de son port d’origine. Ses poèmes secouent ces brumes citadines, maritimes et industrielles pour inscrire dans le vide consumériste son encre de lucide révolte.
Lieu de départs ou point de chute, carrefour où se croisent des humanités de passage, le port signe à lui seul une figure symbolique propice à l’écriture poétique, ouverte à la rencontre et au recueillement.
Du souffle de chaque chose s’échappe la braise éthérée de ces Brumes industrielles.
D’un pot d’échappement s’échappe la
silhouette éthérée d’une usine mélancolique (p.7)
On est dans le port comme le décor naît d’un pot d’échappement.
La synesthésie d’une solidarité cosmique émerge du port, cœur frictionné des solitudes, carrefour des errances continentales, « porte-conteneur » d’âmes brassées au cœur brouillé, létal.
Un porte-conteneurs dans mon âme industrielle
décharge des tonnes de solitudes
Elles ont traversé les océans d’autres villes les
mégalopoles de l’oubli et le travail à la chaîne.
Quand le soir bleu pétrole tombe sur la mer
d’huile j’aime les retrouver
Près d’une lucarne triste on contemple l’horizon
Sous l’œil d’un goéland rieur (p.9)
L’âme des êtres et des choses s’échange, leurs feux communiquent dans le port d’une même signalétique, leurs ardeurs, leurs fléaux se frottent, brassent leur flux du Vivre dans les veines de l’espace les artères du sang les avenues du temps. Lorsque le sel des crabes bleus aux allures de voie / lactée assèche le minuit sans air de la ville. / Les embruns de béton écument l’estran vert dans la houle des sables étoilés (p.53). Les âmes, ici, de sensibilité végétale, animale ou humaine dégagent un flot d’humanité rassemblé dans les mots d’une même eau, les vannes sont ouvertes, communicantes, et le poème actionne l’écluse de leurs passages. Poème-éclusier de la bruine des gens du port, des bruits de la ville à dix heures du soir, du cliquetis des mâts, (qui) ruisselle / Le long des avenues aux vents de minuit, dans le roulis des mots.
L’homme des villes, de sa fenêtre boit un verre de nuit d’un trait dans la couleur horizon de la gouaille des galets, couleur des goélands. Lieu de passage, le port dessine des lignes de fuite au cœur des ancrages, les points de vue se télescopent et s’échangent, que restitue le poète, de sa lucarne, de sa fenêtre ou immergé dans le réseau parallèle des itinérances portuaires, à rêver l’insignifiance de la joie promise, des rêves transatlantiques – comme Sur la digue des badauds se cramponnent les uns / aux autres ivres de cet air océanique.
La poésie de Yann Dupont tient sa force du transfuge des synesthésies sentimentales et sensuelles dans ce lieu du vertige au confluent des états d’existence, de passage et en partage, que signe chaque port, vestige d’âmes échouées, Un verre de pernod sur le formica d’une table / éméchée, (…) un vieux docker échoué sur le boulevard / Du temps long de l’ennui les soirs d’été (p.13), le désir dégrisé du fard de la jeunesse (…) (p.15). Tout un bruissement d’êtres polychromes rendus à leurs solitudes reflétées dans les eaux délavées du site portuaire ; tout un bruissement glauque d’êtres polychromes à l’âme fauve ou morose brasse leurs extraits pressés d’existence entre la peur et l’oubli, sous la chape de brumes délétères, ces Brumes industrielles correspondances réelles de rêves tombés brûlés par des ciels aux étoiles lessivées.
À la bordure interurbaine de mon âme lunaire
On devine les fissures métalliques d’un zinc
passéiste
On entend l’écho des soirs éméchés à la lueur des
lampadaires
On y croise des ombres callipyges aux allures de
strips érotiques
On y boit les larmes de la mer des eaux du port
au cœur de l’hiver.
À la bordure industrielle de mon âme prolétaire
On trébuche sur les pavés déchaussés d’une usine
mélancolique
On y voit la silhouette éthérée des travailleurs
essorés s’échapper des cheminées
On perçoit le bruissement d’un porte-conteneurs
fendre le Marteau et la Faucille
On frissonne d’entendre le rire cynique d’une
station balnéaire
À la bordure interstellaire de mon âme de poète
Je croise souvent le souvenir de mon enfance
Ouvrière (p.17)
Le poète, à l’avenir relevé de ces Brumes industrielles délavées, continue, lui, d’errer dans la ville de béton, Dans l’espoir d’un prochain porte-conteneurs (p.50), sous l’œil du soleil d’un goéland rieur. Le poète poursuit car L’aube grise de béton urbain sur la ville prolétaire / renaîtra (p.52).
Une poésie d’atmosphère, comme topographique, assigne les mouvements d’une humanité de passage en ce lieu symbolique et stratégique que représente l’univers portuaire ; l’assigne à résidence d’une écriture sensible, fixant la fresque d’une mouvante concentration humaine, marée profondément humaine… L’écriture poétique de Yann Dupont se l’approprie avec une juste et délicate touche de poésie et de brume…
Murielle Compère-Demarcy
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