Brûlots poétiques (Etudes et échos), Ilda Tomas, par Michel Host
Brûlots poétiques (Etudes et échos), Ilda Tomas, Éditions Hermann, Coll. Vertige de la langue, avril 2016, 195 pages, 13 €
« … l’approfondissement de la lecture personnelle et du plaisir qu’on y prend réside précisément dans la découverte de la complexité intarissable d’un texte en lui-même et de ses relations multiples avec le monde, l’histoire, le langage et l’être », Ilda Tomas
Grâces éparses et rencontres
Ilda Tomas nous vient de Grenade (patrie de Federico García Lorca) et, universitaire à n’en pas douter, elle se garde d’embarquer dans ses cales le pesant jargon de Sorbonne. Elle navigue, dans ce livre exceptionnel, sur les eaux de notre littérature française, qu’elle visite dans ses moindres recoins et où elle cherche les rencontres de haute mer, ou plus côtières, des affrontements avec ces barcasses chargées de goudrons et de flammes, les « brûlots », que l’ennemi lance sur vos propres navires afin de les couler dans de merveilleux incendies et d’étonnants feux d’artifice. Elle fait mieux : elle s’empare de ces brûlots pour les projeter à son tour sur un autre ennemi. Quel est-il ? L’oubli sans aucun doute (on a parfois beaucoup lu pour ne conserver des livres que des images défraîchies, de molles impressions), la superficialité donc, et cette forme d’incuriosité qui écarte du lieu ou des lieux de l’œuvre où se situe le noyau, telle part de sa raison d’être, le motif discret ou disséminé dans lequel se reflète sa part la plus vivante et nécessaire. Quelque chose comme La lettre volée d’E. Allan Poe… Nous ne lui avions prêté qu’une attention distraite. Nous l’avions sous les yeux et ne la voyions pas.
Douze études rapides et aiguës, révélatrices des obsessions de l’écrivain, à coups de scalpel portés dans la chair de ses livres. L’autopsie n’est pas de celles qui purent, en d’autres temps, empêcher les esprits les mieux disposés de comprendre leurs poètes préférés, dont l’âme leur restait proche mais de plus en plus insaisissable au fur et à mesure de l’entassement des organes au coin de la table de découpage. À la fin, ils les en éloignèrent, et même les en dégoûtèrent. Les cadavres n’attirent que les nécrophiles, du moins s’ils restent entiers. La lame est ici reconstructrice, et le grand mort à la fin sourit, se lève et reprend sa marche. Ilda Tomas en a seulement écarté les chairs, pour qu’on voie ce qu’elles cachent, puis a recousu les plaies. Elle a parfois recousu des morceaux de l’un avec ceux de l’autre : fausse erreur, vraie remise en perspective parfois appelée rapprochement. Que cette vision imagée, voire carnavalesque, ne rebute pas le lecteur ! Qu’elle soit pardonnée. Qui n’a fantasmé un jour ou l’autre sur les tables de dissection ?
Parmi les plus réussis, captons avec l’auteur(e) – ce « e », si l’on y tient, car le misogyne est ailleurs ! – ces « insaisissables » auxquels elle fait la chasse. Les œuvres sont régies souterrainement, « irriguées » par des rêves, des désirs, des « influx » ludiques ou autres qui les portent avec au moins autant de force que leur projet clairement déclaré. Ils soutiennent la chaîne des mots, laquelle emporte avec elle « les aspects fondamentaux et permanents de l’expérience humaine ». Leurs fleuves charrient tant de choses qu’elles ne se prennent pas toutes dans les filets du lecteur.
Pour Ilda Tomas, il n’est pas d’écrivains du second rayon, de poètes négligés ou négligeables. Elle sait prendre, comprendre et admirer, ce qui en soi est proprement admirable ! Ainsi, avec Pierre Mac Orlan, nous ouvrons le monde naturel le plus concret, celui d’un lointain disciple de François d’Assise, avec les figures profuses, diverses, de ses animaux, et notoirement de ces chiens (leurs noms, les lieux où ils gisent en terre sont fidèlement gardés) qui hantent toute son œuvre en même temps qu’ils rappellent celles de tant d’autres, de Kipling à Dorgelès, de Saint-John-Perse à Boris Vian… Lisons ! Lisons ! nous souffle Ilda Tomas, mais lisons bien. Même les rats entrent dans le tableau des « réprouvés », dans le Big Band ontologique de la tranchée, entre ciel, terre et boue : « Une fusée monte en un sillage d’or et sa parabole se termine dans l’épanouissement d’une fleur bleue dont les tendres pétales révèlent aux yeux des guetteurs la sarabande des rongeurs qui ravagent le champ des damnés » (in Propos d’Infanterie). Mac Orlan s’élève jusqu’à la prière, comme dans son Cantique des créatures. Et lorsque, dans Le Quai de brumes, Jean Rabe mourant pleure le « petit chien » qu’il a dû laisser derrière lui, c’est, au-delà des sentiments si facilement taxés de « sensibleries », la grande peine du vivant captée au pas de « la rumeur du monde » le lien essentiel donc, qui se dit avec simplicité : « Un désespoir atroce le terrassa, l’emplit, le tourmenta avec une violence irrésistible. Il bégaya : Mon petit chien, mon pauvre petit chien blanc ».
Du Cocteau de La Machine infernale aux murailles de Thèbes et à Œdipe, il y a moins de chemin qu’on ne le croit. C’est la suggestion d’Ilda Tomas. La démonstration est un brin complexe, mais elle vaut le détour. Relire la pièce de Cocteau s’impose dans cet éclairage précis, celui d’une « fringante irrévérence qui contrebalance et apprivoise l’ostentation du mythe ». Tout est quête de la compréhension de soi et de l’existence, brutale tentative de « discernement » parmi les brumes, afin de contrecarrer sans doute « l’effacement de l’homme dans la vie, son peu d’importance »… « D’autant que le Sphinx lui-même n’est qu’une apparence de divinité ! » Est ainsi mise en relief, dans l’illusion du théâtre, l’autre illusion, celle du théâtre des opérations humaines, du combat pour connaître l’énigme de l’humaine condition, ce que certains traquent sous le nom de « sens ». Pour conclure : « La Machine infernale s’ouvre ainsi aux reflets, aux révélations et aux obscurités venues des tréfonds de la mémoire et de l’esprit… » Une analyse brève et tranchante. Une autre lumière jetée sur l’œuvre.
Une lecture parallèle de Mac Orlan, à nouveau, et de François Villon, avec quelques autres écrivains de sa fratrie spirituelle et émotionnelle (Nerval, Stevenson, Restif, De Quincey… Edgar Poe… Wilde, Verlaine…), explore d’autres lieux de l’expérience humaine : outre la présence réelle de ces frères en écriture, elle met en exergue cette complicité de « bande », elle-même née dans les errances aux formes multiples et jusque dans « une conformité d’épreuves et de hantises, celle qui vient de la rue ». Mac Orlan ne le nie pas, qui passe outre le temps : « … j’entends sonner la petite cloche de la Sorbonne quand elle arrêtait la main qui écrivait Les Lais. Quelle que soit la rareté du métal dans lequel nous sommes coulés et estampillés, nous sommes bien de la même bande, vagabonds de l’écritoire, aux souvenirs agressifs » (in Les Bandes). De ces compagnonnages affichés naissent « les perceptions confuses » (selon M. Schwob), celles de la rue, celles de la vie ordinaire et partagée, celles de l’autre université. Mac Orlan pratique lui-même constamment les mises en relation, rapprochements et parallélismes : ses « frères électifs » ne manquent aucun rendez-vous, et Ilda Tomas en souligne les absolues nécessités, notamment dans les miroirs auto-reflétés que se renvoient ces écrivains élus : « Qu’est-ce que le cerveau humain, sinon un palimpseste immense et naturel ? écrivait De Quincey […] et Nerval de renchérir : Inventer au fond, c’est se ressouvenir ». Mac Orlan pratique l’ouverture à l’autre comme à soi. Le lecteur de bonne foi comprendra que vivre ainsi la littérature, c’est vivre la vie de tous les hommes à travers ceux qui ont tenté de la dire en l’écrivant. S’il avait connu J. L. Borges, celui-ci, à n’en pas douter serait entré dans la « bande » fraternelle.
L. F. Céline, « au-delà de la haine », méritait un chapitre, et Ilda Tomas le lui accorde. Elle l’accorde au Céline à peu près présentable, à celui du Voyage, où pour peu que l’on veuille lire, ne parlent pas uniquement la haine et le mépris de l’humain, en dépit du monde dégradé où survit Bardamu. Céline est toujours double, dans tous les sens du terme et de manière réversible. On a beaucoup écrit sur lui avant le passage du millénaire, et l’on s’est parfois mis des bandeaux sur les yeux quand Céline ne les avait pas posés lui-même. Ilda Tomas souligne cette haine souvent exprimée, qu’elle pourrait aussi bien appeler « dégoût », car c’est plutôt de cette forme de rejet qu’il s’agit chez le réfugié de Meudon. « C’est que le monde est un véritable cloaque… » nous dit-elle, avec l’appui de plusieurs citations céliniennes très parlantes. Elle nous renvoie, et l’écrivain, et tous les lecteurs, au territoire extensif de l’iniquité et de toutes les répugnantes actions humaines : « Cette “atrocité” des événements et des hommes, Bardamu l’expérimente durant la guerre ». Notre difficulté d’adhésion naît sans doute de notre facilité à oublier les guerres. C’est que Céline a poussé le bouchon très loin : « … à mesure qu’on reste dans un endroit, les choses et les gens se débraillent, pourrissent et se mettent à puer tout exprès pour vous ». Il dit vrai Céline : allons sur une plage, l’été, au petit matin, avant que les services municipaux n’aient évacué l’ordure, sur une aire de repos d’autoroute à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, et nous verrons combien « les gens se débraillent ». Et je ne parle pas de nos dernières guerres de religion.
La leçon du Voyage, c’est le meurtre. Leçon toujours agréablement débitée et suivie par les hommes. On ne contredirait pas Céline s’il avait écrit tout cela aujourd’hui et pour notre espace dit civilisé. Ilda Tomas, chargeant la barque de l’écrivain, dénonce sa haine persistante : « Haine pour un réel qui se discrédite par son absurdité et sa malveillance. Haine pour une société qui voue l’homme à l’épuisement et à l’avilissement ». « Partout […] Céline ne découvre que le mal ». Honnête quoique révulsée, elle consent à nuancer le propos : par le phrasé, le rythme, tout l’art célinien de la mise en musique des mots, « le roman provoque un dialogue à multiples voix avec le lecteur, entraînant d’innombrables possibilités de significations. […] Et la haine cesse d’être prioritairement et outrancièrement signifiante dès qu’elle entre dans ce réseau d’échos, de résonances… ». Si elle se méprend quelque peu sur le fameux « argot » célinien, elle sait aller à ce qui sans doute est au fond de l’être célinien : « … le cri de révolte ou de haine qui secoue Voyage au bout de la nuit reste trop humain pour que l’on ne sente pas, à travers ce mélange d’infiniment vain et d’infiniment douloureux, la tendresse ou plutôt l’aspiration à une tendresse qui est refusée ». Toute la tragédie des grands misanthropes.
Céline est un « cas » singulier, humain autant que littéraire. Au lecteur d’en juger. Certains écrits de l’arrière-plan célinien (les Pamphlets, notamment, qui ne sont pas à la disposition de tous, et il y aurait beaucoup à dire et redire sur cette question) empêchent qu’on le lise vraiment, je n’ose pas dire objectivement car j’ignore s’il est possible de le lire de cette façon ! Céline, ce sont cent brûlots incendiaires voguant droit sur nos navires, nos grands hôtels touristiques et digestifs flottants, des obus contre nos vols internationaux par-dessus les champs de l’étripement… Ilda Tomas, à la fin, dans une étonnante volte-face, propose un réajustement complet : « Voyage au bout de la nuit situe son indignation et sa révolte à un niveau très large au sein duquel la haine semble bien l’autre face de l’amour. Avec elle, Céline éprouve la richesse du vide, du “silence de vérité” auquel elle conduit, de la chute dans une “manière de doucereuse, d’effroyable catastrophe d’âme” ».
Par souci d’apaisement, encore qu’elle ne soit pas seulement apaisante, c’est à Colette que nous nous arrêterons à travers les pages qu’Ilda Tomas lui consacre, et en particulier à son roman (son « récit ») La Chatte. Est d’emblée mis en doute, sinon nié, le postulat d’une « nature féminine » orientant le roman, quoique la féminité ici introduise des nuancements singuliers. Il y a d’abord ouverture « aux frémissements imprécis de l’espace et de l’affect ». Mais il est conseillé de dépasser « ces constantes liées à la féminité ». Et qui est-elle la Chatte Saha, que l’on rencontre « partout et nulle part, qui jaillit de l’opacité des taillis ou de la nuit, omniprésente et évanescente ». Avec la douce souplesse de ce nom – Saha – tout en sifflantes et en allitération vocalique, « fleurant » l’affection et la sensualité. Colette n’en parle qu’en litanies. La chatte et la protagoniste Camille vivent sous le regard d’Alain, dans des jeux de miroirs et de reflets où se donnent les comédies de la liberté et de la solitude : « L’une (la jeune femme) est médiatrice de désir, de vanité masculine. L’autre (la chatte) de sérénité et d’harmonie : le rapprochement fomente le trouble ou engendre la paix ». Intériorité, pureté, extériorité et licence, impudeur, sagacité et sagesse de la chatte se confrontent, et même « s’affrontent », tout en se doublant d’une « interaction des deux espèces »… Établissement (souligné par l’auteur) d’une cosmogonie articulée sur la cosmo/graphie colettienne. Sont clairement délimités les territoires propres à chacun. Alain et Camille se serrent « loin au-dessus de la terre », quoique « si peu heureux ». La jouissance charnelle repoussée, Saha en devient « l’équivalent spirituel », et l’exorciseuse des désirs de Camille. Finesse de l’analyse des sentiments et de ces temps de lourds interdits ! Mais quand on pense aux brutales prises de possession sexuelles de notre époque, c’est à peine si l’on comprend. Ilda Tomas, citant Colette, est très explicite pourtant, et d’abord par un détour, ou un retour à l’enfance : « La brise de mai passait sur eux, courbait un rosier jaune qui sentait l’ajonc en fleur. Entre la chatte, le rosier, les mésanges par couples et les derniers hannetons, Alain goûta les moments qui échappent à la durée humaine. L’angoisse et l’illusion de s’égarer dans son enfance ». D’abord, « La chatte fonctionne comme un instrument de poétisation de l’ensemble et soutient un processus de sublimation ». On prenait son temps, autrefois, entre accordailles, fiançailles et union. Il devait bien y avoir une raison tenant à une sagesse cosmologique sensible plutôt que sociale. « La chatte apprivoise la transcendance », empêche que le récit ne sombre dans la brutale irréflexion des instincts satisfaits d’abord, parce que premiers et oppresseurs. Elle est l’ange, la gardienne d’un temple d’amour, d’amour plus ample, que Colette éclaire de la magie de son écriture, et où peut-être elle s’éclaire elle-même, et, ainsi que l’affirme Ilda Tomas : « Il y a presque toujours un chat et son instinct de liberté – ressorts de l’existence et de l’écriture – qui éclairent les soubassements de l’édifice que construit son univers romanesque… ».
Ces Brûlots poétiques enflamment la prose pour la plupart d’entre eux : un livre merveilleux, qui porte à la rêverie féconde comme à la réflexion subtile ! Il contient d’autres pierres très précieuses. Si l’on aime les nez et les bouches si divers du vin, c’est avec délectation qu’on rejoindra Anacréon, Salomon, Noé, le Christ des noces de Cana, Homère, Rabelais, Omar Khayyâm, Apollinaire, Baudelaire… dans le chapitre Ivresses. Les Gourmandises nous rapprocheront de Jean d’Ormesson, romancier de notre temps, dilettante passionné, critique lui aussi, donc décrié ici, encensé ailleurs, qu’Ilda Tomas sert avec exactitude et sans préjugé aucun. Les « stendhaliens » retrouveront avec plaisir La Chartreuse de Parme, aux pages intitulées Au cœur du rire, rire révélateur de « la personnalité de l’écrivain… ses énigmes… sa vocation… ». Dans Par-delà l’impossible on pourra, le cas échéant, découvrir le poète roumain Ilarie Voronca, né en 1903 : il « regarde l’invisible depuis le visible… il investit l’inconnu ». Plus loin dans l’ouvrage, une passionnante étude du roman du camerounais Mongo Béti, Le pauvre Christ de Bomba, et encore, en mode parallèle, une dernière étude, approfondie des thématiques de l’antillais René Depestre et du suédois Tomas Tranströmer, soit « le dépassement d’une diversité dans une étonnante réciprocité », éveillées ensemble dans le surréalisme chez deux possesseurs de ce « comportement lyrique » évoqué par André Breton, débouchant sur « un dialogue avec la nature, [et traçant] un chemin entre l’invisible et l’homme ». L’abondance, la générosité de la réflexion d’Ilda Tomas, nous fournissent, sous peu de phrases, soit sans bavardages oiseux, et avec le soutien de citations d’une efficience millimétrée, l’aliment ultra-nutritif nécessaire aux cosmonautes de l’univers des mots que nous sommes devenus.
On peut si rarement dire d’un ouvrage consacré à la réflexion littéraire, à une « critique » toute d’empathie et de creusement profond et précis à la fois, qu’il peut aussi être un livre de chevet, une source où se rafraîchir, que c’est un bonheur de le dire de celui-ci.
Michel Host
De la biographie discrète d’Ilda Tomas, retenons qu’elle enseigne la littérature française à l’université de Grenade. Sa bibliographie comporte d’autres études concernant ses écrivains de prédilection, notamment Mac Orlan, René Depestre, Tomas Tranströmer… Avec Peter Collier, elle a coédité un recueil consacré à Béatrice Bonhomme : Béatrice Bonhomme. Le mot, la mort, l’amour (2013). Elle est aussi l’auteure de Études sur divers poètes : Arc-en-ciel.
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