Brèves de solitude, Sylvie Germain (par Charles Duttine)
Brèves de solitude, janvier 2021, 210 pages, 18,90 €
Ecrivain(s): Sylvie Germain Edition: Albin Michel
Destins croisés au temps de la Covid 19
Que l’épidémie de la Covid 19 puisse donner lieu à une contagion de récits romanesques, cela est certain. On peut s’attendre à être submergé par des fictions qui vont s’emparer de cette pandémie. Qu’on soit écrivain ou pas, d’ailleurs, on n’échappe pas à son époque. L’épisode que nous vivons avec ses conséquences, confinement, couvre-feu, gestes-barrières et relations aux autres à reconsidérer, tout cela nous tracasse, nous agace, voire nous obsède, on ne peut le nier. L’idiosyncrasie de l’écrivain avec sa porosité à tout ce qui est humain le prédestine à cette source d’inspiration pour le pire, et on l’espère, pour le meilleur.
Le dernier ouvrage de Sylvie Germain s’installe d’emblée dans cette époque chaotique que nous vivons. La romancière évoque plusieurs dizaines de personnages, tous différents dans leurs singularités, des « caractères » ou des types humains et que l’auteure nomme par leurs seuls prénoms. Une sorte de comédie humaine où l’on découvre Joséphine, Guillaume, Magali, Anaïs, Xavier… Des personnages de tous âges et de toutes conditions.
Ce sont des destins solitaires qui se croisent comme des passants imperméables aux autres. L’éditeur a rangé ce récit sous la catégorie « roman », mais c’est plutôt une succession de nouvelles qui est ici proposée, des « Brèves », chacune centrée autour de l’une de ces figures. Le récit est, de ce fait, cloisonné comme peuvent l’être les personnages. Toujours du point de vue de la forme, ce livre relève d’un diptyque. La première partie, face claire, prend pour cadre un square où tous ces personnages se côtoient, puis dans une seconde partie, face sombre, nous les retrouvons chez eux, contraints au confinement, forcés à une réclusion où ils sont confrontés à eux-mêmes.
Ce qui frappe en avançant dans ce livre saisissant, c’est l’extrême solitude de tous les protagonistes. Dans la première partie, celle de la scène du square, Sylvie Germain nous les présente comme des solitaires qui ne se rencontrent jamais véritablement, prisonniers de leurs obsessions, ontologiquement séparés des autres, comme les monades leibniziennes sans portes ni fenêtres ; ils paraissent enfermés dans leur monde. Leurs soliloques et « divagations » intérieures ne font que ressasser leurs obsessions. Dans la seconde partie du récit, nous les retrouvons cloîtrés dans leur espace personnel. D’une manière exacerbée, un même sentiment d’abandon les étreint tous. A croire comme le disait Paul Cadenne que « la plupart des hommes ne supportent ni l’immobilité ni l’attente ». L’un de ses personnages se sent « comme une bête de zoo irrésignée à son enfermement », tel autre « est claustrée dans son appartement, seule en permanence avec elle-même, ses journées sont longues comme des nuits d’hiver ».
L’ouvrage prend alors la tonalité d’un récit pascalien à l’heure de la Covid 19, les hommes souffrant de rester ainsi isolés dans leur « chambre ». Ils paraissent comme hantés et tourmentés par leur vie passée, présente et à venir, une vie faite de plein ou de vide, d’ordre ou de chaos, d’équilibre ou bien de néant, vertige qu’ils supportent tant bien que mal. Par exemple, un prof de dessin passe ses journées en « transhumant d’un coin de son balcon à l’autre, migrant de l’enfance à l’adolescence et retour, d’un désarroi à un autre » et qui finalement va s’abîmer dans la contemplation de peintures de fenêtres, tableaux d’Hammershøi ou d’Edward Hopper, œuvres du silence intérieur. Une étudiante, quant à elle, va vivre, à distance, la rupture avec son petit ami, comme une gifle qu’elle reçoit…
Un fil conducteur parcourt néanmoins ces récits fragmentés, la présence d’un migrant, personnage solitaire par excellence, frappé d’un sentiment de déréliction, jeté là dans un pays qu’il ne connaît pas et qui devient le symbole de cet abandon qui frappe tout ce monde. Il n’a pas de prénom contrairement aux autres et il est nommé comme « l’individu », « le bizarre », « l’égaré », « l’indéfini »… Il est ignoré de presque tous, regardé comme un « importun ». Seule une femme âgée, par scrupule peut-être, va tenter de le retrouver au moment du confinement. Mais, tentative vaine.
Un autre fil conducteur s’impose dans les derniers chapitres, le phénomène de la super lune que la plupart des personnages observent lors du confinement et dont on se souvient. A chaque fois, la narratrice les plonge dans un moment de perplexité. Cet astre fascinant a le don de métamorphoser momentanément ce qu’ils vivent, les invitant à la contemplation d’une beauté céleste mais aussi à la révélation de leur fragilité. Un spectacle à deux faces, tel Janus, apaisant mais aussi amer. « C’est à la fois très beau et inquiétant ».
L’intérêt de ce livre, même s’il semble avoir été écrit très vite dans le sillage du confinement, est de plonger au cœur de certaines âmes, d’effleurer leurs états évanescents et de nous dévoiler la fébrilité de leurs paysages intérieurs.
Charles Duttine
Depuis trente ans, Sylvie Germain construit une œuvre imposante et cohérente, couronnée de nombreux prix littéraires : Prix Femina en 1989 pour Jours de colère, Grand Prix Jean Giono en 1998 pour Tobie des Marais, Prix Goncourt des lycéens en 2005 pour Magnus, Grand Prix SGDL de littérature 2012 pour l’ensemble de son œuvre.
- Vu : 1995