Brève Histoire de Sept Meurtres, Marlon James
Brève Histoire de Sept Meurtres, août 2016, trad. anglais (Jamaïque) Valérie Malfoy, 864 p. 25 €
Ecrivain(s): Marlon James Edition: Albin Michel
Dire qu’on aime le reggae est parfois problématique ; des sourires en coin naissent, des clichés surgissent, faits de bandes vertes, jaunes et rouges, de cigarettes améliorées, d’une certaine indolence. Le mieux est de hausser les épaules et ne pas tenter d’expliquer que cette musique est bien plus complexe qu’un quelconque ramassis de clichés, et qu’on peut écouter Bob Marley sans nécessairement prononcer son prénom de façon alanguie, la bouche pâteuse, mettre de côté les paroles de ses chansons ou omettre qu’il est l’arbre qui cache une forêt sinueuse au possible. Le reggae n’est pas une musique de fumeurs de joints, c’est une musique fine et intelligente qui, à l’image de la soul par exemple, reflète aussi des réalités sociales parfois terribles, surtout dans sa composante roots, durant la seconde moitié des années soixante-dix (pour simplifier à outrance). On se retrouve ainsi à danser sur des chansons telles que Peace & Love In The Ghetto, de Johnny Clarke, ou Tribal War, de George Nooks. La première de ces deux chansons dit ceci entre autres :
« Youthman it’s not right to fight / For something you don’t know about » ; la seconde proclame ceci, elle qui fut écrite à l’occasion du concert pour la paix tenu en Jamaïque en 1979 : « Tribal war / We no want no more a that / Tribal war / A no that we a defen’ / I will give Jah praises in the morning / When I hear the people say / They now see themselves in unity / Celebrating with better sensie / Now that the war is over / Over ». Ces chansons disent une Jamaïque violente, désireuse d’une paix difficile à trouver ; on est loin des clichés ensoleillés et la coolitude.
Loin des clichés et de la coolitude est aussi le second roman (on a failli écrire « album »…) de Marlon James (1970), le formidable Brève Histoire de Sept Meurtres, roman honoré du Man Booker Prize et couvert d’éloges par entre autres Russell Banks ; avant de développer, disons simplement ceci : si chaque pays a besoin de son grand roman, la Jamaïque a désormais le sien. Pas celui qui raconterait l’esclavage (sujet du premier roman de Marlon James, non traduit en français pour l’heure), la colonisation, l’indépendance, non, celui qui, bien plus essentiel, en raconte le présent, ou du moins ce qui fonde son présent. Pour revenir aux considérations du paragraphe précédent, Marlon James a développé en huit cents pages exaltantes tout ce qui est dit dans les meilleurs disques roots, dancehall ou dub ; quiconque a écouté ces disques, en a ressenti quelque chose de profond et complexe, adorera le roman de Marlon James ; à l’inverse, quiconque lira le roman de Marlon James ne pourra que lui adjoindre une bande-son adéquate, de toute façon suggérée dès la seconde page, où sont citées des paroles de la chanson Life Is Just For Living, d’Ernie Smith (pas la meilleure du lot, mais c’est déjà un indice – on peut lui préférer Duppy Gun Man, d’ailleurs plus en rapport avec le roman de James) – plus loin, il est énormément question des chansons de Bob Marley, et il est fait mention de Desmond Dekker, de Jacob Miller, de Black Uhuru et bien d’autres. En toute logique, Marlon James a écrit sur la Jamaïque en tenant compte de sa musique et de ce que dit celle-ci ; c’est une des grandes forces de ce roman.
Ce n’est pas la seule, loin s’en faut. Marlon James n’a pas juste écrit une histoire se déroulant en Jamaïque ; comme indiqué, il a écrit le roman de la Jamaïque, une fresque aussi vaste que pénétrante, qui en brosse le portrait de 1959 à 1991, montrant l’évolution politique par la bande, la vie dans le ghetto, l’impact de celui qui n’est jamais appelé que « le Chanteur », la reconversion d’une certaine frange de la population dans le trafic de drogue, le pays devenant une plaque tournante entre la Colombie et les Etats-Unis, certains s’exilant à Miami ou New-York. Pour autant, ce roman n’est pas que sombre, même si certaines réalités y évoquées sont d’une horreur sans nom, même si la violence y présente peut parfois soulever le cœur ; c’est aussi un roman sur l’espoir, sur la joie de vivre, et sur le désir de s’en sortir, et sur certaines chansons volontaristes, comme des talismans à brandir contre la violence, à l’image de la très naïve Peace Treaty Special de Jacob Miller (sur le même album datant de 1979, on peut préférer Standing Firm).
Cette pluralité tonale est rendue possible par la technique narrative utilisée par Marlon James : Brève Histoire de Sept Meurtres est un roman polyphonique de la plus belle eau, à la technique maîtrisée, aux voix s’entrecroisant, se répondant et, selon le principe déjà éprouvé depuis deux mille ans dans les Evangiles, donnant d’un événement unique des points de vue multiples. Ces voix, rendues de magistrale façon par la traductrice Valérie Malfoy (qui doit en connaître un rayon sur la musique jamaïcaine, car on est très loin de ces traductions pénibles de romans anglais et américains où la musique joue un rôle prépondérant mais dont le traducteur ignore tout ou presque), permettent un aperçu complet des réalités de la Jamaïque et une diversité de techniques narratives (interview, prose poétique, « stream of consciousness », tout y passe ou presque, avec des passages d’une intensité rare – le dézinguage d’un squat dédié au crack à New-York par le chef de gang Josey Wales est exemplaire à ce titre), entre celle d’un fantôme (Sir Arthur Jennings, homme politique fictif assassiné), celles de membres de gangs, celles de « Dons » maîtres du ghetto, celle d’une jeune femme désireuse d’échapper à sa condition, celle d’un agent de la CIA (car Brève Histoire de Sept Meurtres est aussi un roman de la Guerre Froide) ou encore celle d’un journaliste de Rolling Stone venu rencontrer Bob Marley. Celui-ci, pourtant au cœur du roman entre autres à cause de la tentative d’assassinat du 3 décembre 1976, deux jours avant le concert « Smile Jamaica » organisé par le Premier Ministre Michael Manley, n’a pas voix au chapitre, de façon assez intelligente : ses chansons en disent suffisamment, et ç’aurait été une facilité narrative à laquelle n’a pas cédé Marlon James, et le roman aurait couru le risque de n’être plus celui d’une nation en ébullition pour se transformer en une biographie romancée qui n’aurait pas raconté du tout la même chose.
Le tout forme un roman entremêlant politique et musique, réalités locales éloignées des clichés (ceux-ci étant énoncés et battus en brèche par quelques-unes des voix), parfois d’une grande et violente brutalité, et visions d’espoir ; c’est le roman d’une nation, complexe sans être compliqué, bien digne du compliment signé Russell Banks, qu’on cite parce qu’on ne pourrait dire mieux : « Un roman à la fois terrifiant, lyrique et magnifique ». Un roman à l’image des meilleurs disques de reggae, en somme.
Didier Smal
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