Born To Run, Bruce Springsteen
Born To Run, septembre 2016, trad. (excellemment) de l’américain par Nicolas Richard, 640 pages, 24 €
Ecrivain(s): Bruce Springsteen Edition: Albin Michel
Avant d’évoquer les « mémoires », terme choisi en lieu et place de « autobiographie » par l’auteur lui-même, de Bruce Springsteen, un petit mot sur la compilation Chapter And Verse publiée de façon simultanée, présentée comme la bande-son du livre. Autant le dire franchement : elle est à éviter. Certes elle contient une douzaine de chansons indispensables du Boss, de Growin’ Up à The Rising en passant par Born To Run et The River, mais elle contient aussi cinq titres inédits, enregistrés avant le premier album avec The E Street Band, entre 1966 et 1972, et ceux-ci n’ajoutent absolument rien à la légende. Au contraire ils sont embarrassants tellement ils sont maladroits et montrent un Springsteen s’essayant à copier ses maîtres de pataude façon. Certes, la chanson Henry Boy annonce les grandes et épiques histoires à venir, mais qu’elle est plate, qu’elle montre un Springsteen cherchant ses marques… C’est le grand tort de l’industrie musicale, depuis l’avènement du cd au moins, que de vouloir à tout prix faire croire au pigeon d’amateur qu’il est bon de tout entendre, que le moindre rogaton de studio doit être publié et écouté avec dévotion.
Non, il n’en est rien : sur les dizaines et dizaines de chansons que j’ai écoutées, de divers artistes, restées inédites à l’époque de leur enregistrement, peu valaient d’être sorties des réserves où elles prenaient la poussière, et on comprend qu’elles aient été mises au rebut à l’époque (et on se félicite parfois que le hangar contenant les bandes du label Stax ait brûlé fin des années soixante, ce qui a épargné aux amateurs de soul sudiste nombre d’inédits poussifs d’Aretha Franklin, Sam & Dave ou Otis Redding – fin de la parenthèse, bien que Springsteen ait beaucoup écouté cette musique aussi). Pour rencontrer la musique de Springsteen, il existe un coffret peu onéreux regroupant ses sept premiers albums, et une bonne compilation couvrant l’ensemble de sa carrière peut suffire pour la suite de son œuvre si l’on est pas fan. Fin du paragraphe discographique, passons au livre.
Au livre, disais-je ? Tout le monde finira par le savoir : j’ai un passé de critique musical, fait d’emportements, d’enthousiasmes et de mauvaise foi, et il m’est arrivé deux ou trois fois de qualifier Springsteen, durant cette autre vie, de plus grand romancier américain sans roman ; et bien là, c’est fait, il l’a écrit, le grand roman américain, et c’est celui de sa vie. Bien sûr, il n’est pas allé sur la Lune ; bien sûr, il n’a pas découvert qui a assassiné Kennedy ; bien sûr il n’est qu’un chansonnier blanc qui a écouté beaucoup la musique soul siglée Motown, Dylan, Orbison, les Stones et des tas d’autres, pour en arriver à reprendre The Saints, le groupe punk australien, parce qu’il a d’excellentes oreilles et ne s’arrête pas au style musical pour apprécier (d’ailleurs, autant le préciser : ce livre donne envie d’écouter de la musique, et pas que celle de Springsteen, ce qui est une de ses grandes forces). Pour autant, sa vie, c’est l’histoire de l’Amérique des soixante dernières années, des pseudo-Golden Sixties aux interrogations d’un début de millénaire incertain, en passant par les années quatre-vingts dont le strass dissimulait mal la misère spirituelle, et raconter sa vie, c’est raconter cette histoire, celle de sa famille, complexe, faite de rencontres entre des émigrés irlandais et italiens, dans une petite ville du New Jersey, et il la raconte avec une proximité et un manque d’effets de manche remarquable, surtout pour quelqu’un qui joue si bien de la guitare. La vie de Springsteen, c’est celle d’une rock star, certes, mais surtout de quelqu’un qui a grandi dans les rues de Freehold, New Jersey, petite ville inexistante ou presque, dans une famille catholique où l’argent était compté, au contraire de l’affection, au contraire des rapports humains – sauf pour le père de Springsteen, d’une exemplaire froideur, monolithe trônant à la table de la cuisine, grillant cigarette sur cigarette… Un quelqu’un quelconque qui a vu sa vie bouleversée par l’apparition d’un certain Elvis Presley sur l’écran de la télévision en 1956, et que la musique n’a jamais abandonné, et qui l’a toujours portée dans son cœur.
Digression apparente : lorsque j’ai commencé à lire Born To Run, j’ai pensé à mon dernier anniversaire en date : une amie m’avait offert une poignée de livres, c’est une tradition entre nous, et, nous en avons ri par la suite, elle avait choisi un livre que je connaissais et chérissais déjà, Une Mort dans la Famille, de James Agee. Ce doublon, c’est en fait un signe d’amitié profonde : qui lit James Agee ? Qui pense à offrir un de ses livres ? Quelle connivence cela montre-t-il, d’offrir ce livre à quelqu’un qui l’a déjà lu ? Je dérive ? Non, car les premières pages de Born To Run m’ont fait penser à Une Mort dans la Famille, livre que jamais Springsteen ne mentionne mais dont je ne serais pas étonné qu’il en connaisse des pages par cœur, pour la sobriété du style, pour la pudeur, pour l’exactitude des sentiments exprimés, pour cette description sobre et sans mots inutiles d’une petite vie dans une petite ville. S’ajoute à ça l’indicatif présent, qui donne une vie extraordinaire à ces premières pages, et, un peu partout au fil de Born To Run, des instants de grâce stylistique, à l’image de ces quelques lignes : « Sur la côte Est, lorsqu’il neige, c’est la liberté : pas de travail, pas d’école, le monde ferme sa grande bouche, les rues sales sont recouvertes d’un blanc virginal, comme si toutes vos erreurs pouvaient être effacées par la nature. Vous ne pouvez pas courir, vous ne pouvez que rester tranquille. Vous ouvrez la porte sur un monde sans chemin ; votre vieux sentier, votre histoire disparaissent sous ce manteau de pardon, et vous vous dites que là pourra peut-être se produire quelque chose de nouveau ». Quiconque n’a jamais pris la peine d’écouter les paroles de Springsteen, de vraiment les écouter, feindra la surprise, sur le mode de « tiens, le rockeur sait copier les maîtres américains, c’est bien, c’est joli » ; quiconque a vraiment écouté Springsteen ne sera pas surpris de croiser au fil de Born To Run d’autres saillies stylistiques encore, au fil d’une narration limpide, des saillies qui sont comme les passages quasi poétiques du roman de James Agee : des fleurs poussant, magnifiques, sur le terreau en apparence banal de la vie.
L’histoire racontée dans Born To Run, c’est donc celle du Boss, en trois temps : Growin’ Up, Born To Run et Living Proof ; pour schématiser, les années de vache enragée, d’apprentissage, puis le succès, et enfin la vie entre la famille et le rock, avec ce grand renouvellement du désir (j’ai failli ajouter : « amoureux », tant il est vrai que Springsteen et la musique, c’est de l’amour) qu’a été la reformation du E Street Band il y a une dizaine d’années. C’est une histoire passionnante et émouvante (les pages sur la disparition de Clarence Clemons sont bouleversantes de sincérité), racontée avec une honnêteté touchante, celle d’un gamin du New Jersey, qui à force de volonté et de talent, finit par côtoyer ses idoles d’adolescent, parfois sur scène (un concert avec les Stones, tout de même) tout en ne parvenant pas à vraiment se sentir à sa place où que ce soit (sur lui-même à la fin des années soixante : « Moi j’étais un faux hippie (l’amour libre, ça m’allait), mais la contre-culture, par définition, se définissait en opposition à l’expérience conservatrice de prolo qui était la mienne. Je me sentais pris entre deux camps, et je ne collais tout à fait ni à l’un ni à l’autre, ou peut-être avais-je ma place dans les deux »), sauf sur scène, à tout donner au public. Au fil de cette histoire, Springsteen se raconte, raconte son pays, ce qu’il en a vu, ce qu’il en a ressenti (narration sidérée du 11 Septembre en particulier), et surtout comme il l’a mis en musique, comment il a mis ce pays dans ses chansons ou celles des autres (les « Seegers Sessions » en particulier). Pour arriver à ce résultat, qu’on lit quasi d’une seule traite, profitant de ces quelques belles heures de lecture pour réécouter sa discographie, voire la redécouvrir (à titre personnel, l’album Tunnel Of Love a pu enfin être écouté à sa juste valeur), Springsteen a rempli durant sept ans des calepins, revenant sur ses notes, s’aidant de ses proches, Patti Scialfa, sa femme et sa complice dans le E Street Band, et Jon Landau en tête pour leur demander des conseils, du soutien pendant qu’il se livrait à cet exercice aussi fait d’introspection. Car Springsteen en parle lui-même : il a suivi une psychothérapie, il souffre de dépression, et, sans lourdeur aucune, sans que cela devienne le noyau narratif de Born To Run, le lecteur ne peut que ressentir la part de voyage intérieur qu’a représentée l’écriture de cette autobiographie. Pour se faire connaître, Springsteen a dû apprendre à se connaître et à tirer une force de cette connaissance. En ce sens, et j’y reviens, Springsteen ne fait jamais dans Born To Run que ce qu’il a toujours fait sur ses disques : raconter avec honnêteté et sincérité, sans fioriture aucune. C’est ce qui fait la grandeur de sa discographie, c’est ce qui fait la grandeur de son autobiographie, meilleur roman américain depuis – bah, au moins The Ghost Of Tom Joad, non ?
Didier Smal
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