Borgho Vecchio, Giosuè Calaciura (par Léon-Marc Levy)
Borgho Vecchio, janvier 2021, trad. italien, Lise Chapuis, 156 pages, 6,90 €
Ecrivain(s): Giosuè Calaciura Edition: Folio (Gallimard)
Le Borgho Vecchio est un monstre qui dévore ses enfants après les avoir torturés infiniment. Le Borgho Vecchio c’est un labyrinthe de ruelles, de venelles, de culs-de-sac, dont on ne sort jamais, un abîme qui aspire et retient.
Le Borgho Vecchio c’est le territoire de la lâcheté, de la veulerie, de la noirceur insondable de l’âme humaine, toujours prête à déchirer l’innocence.
Borgho Vecchio est un grand roman, âpre et désespéré, qui dit Palerme loin de ses cartes postales et de ses touristes.
Le roman déploie quelque chose de la « chronique d’une mort annoncée ». Cristofaro, le martyre désigné, est la proie de cette malédiction fatale. On le sent, on le sait depuis le début du roman. Non seulement on sait qu’il va mourir mais qui va le tuer, comment, où, reproduisant ainsi la situation romanesque de Gabriel Garcia Marquez. Tout le monde sait dans le Quartier, tout le monde attend tous les soirs la mort de Cristofaro sous les coups avinés de son père qui l’a désigné comme exutoire de sa misère infâme.
Cristofaro crachait du sang dans le lavabo. « Je vais appeler la maîtresse », dit Mimmo. Cristofaro l’arrêta d’une main. Quand il fut capable de parler, il lui dit « bouche cousue ». Ensuite Mimmo et lui retournèrent en classe. Peu à peu les lèvres de Cristofaro reprirent de la couleur et il ne se passa rien d’autre. Mimmo cependant avait l’impression que son ami dormait, car il avait les yeux fermés, alors sans se faire entendre de l’enseignante, il l’appela. « Cristofaro … » Cristofaro ouvrit les yeux et sourit. Mimmo, dans ces yeux, vit pour la première fois la mort.
En 6 lignes, 5 fois le nom de Cristofaro, 4 fois celui de Mimmo, comme dans une prière à deux voix pour conjurer l’inéluctable.
Cristofaro – le nom du Christ est dans son nom – n’est pas seulement un personnage du roman de Calaciura, c’est aussi la métaphore d’un Quartier de Palerme, le Borgho Vecchio, condamné d’avance au martyre. Territoire de la pauvreté, de la maladie, de la difformité des êtres, territoire de la malveillance et des pires travers humains, la duplicité, la lâcheté, la trahison. La misère est mère de tous les vices au Borgho Vecchio et les personnages du roman ne sont pas des anges, ce qui n’enlève en rien l’innocence essentielle de la plupart d’entre eux : Cristofaro, Mimmo, Céleste, les jeunes gens du Quartier, encore pleins de rêves illusoires.
La métaphore christique organise le roman. A y regarder de près on trouve là non seulement le Christ – deux fois, Cristofaro et Totò le voleur – mais aussi Judas, Marie-Madeleine, les apôtres.
Au héros triste qu’est Cristofaro, répond dans le récit le héros explosif qu’est Totò le voleur. Jeune adulte rusé, vif comme l’éclair, attachant, il est un peu le héros, le totem du Borgho. Il est liberté là où tous sont confinement, il est insolence là où tous sont soumission, il est joie et espoir, là où tous sont tristesse et renoncement. Ses transgressions mêmes sont sources de fascination, son courage lui donne les allures de rebelle contre l’ordre établi qui fait du Borgho une prison à ciel ouvert. A sa façon, Totò aussi est l’objet narratif d’une mort annoncée, il semble tant la chercher qu’on ne peut douter qu’il la trouvera. Totò est comme le vent, comme l’air que le Borgho respire, il passe comme un souffle dans les rues du Quartier semant derrière lui des bribes de révolte, de rêve et d’espoir. Il trouvera, comme un autre porteur d’espoir, son Judas.
Et c’est à cet instant-là que Totò reconnut celui qui l’avait trahi, lui donna un nom et un prénom, et cet homme lui était si proche, si frère, qu’il sentit la blessure lui brûler l’estomac et monter jusqu’à la bouche pour se libérer à travers ses lèvres qui laissèrent échapper un sifflement : Judas.
A la manière d’une tragédie antique, Borgho Vecchio fait défiler sur la scène de la misère et du désespoir des personnages proches des archétypes que l’on peut se faire de l’Italie du Sud, comme le faisait Ettore Scola et d’autres grands cinéastes italiens. Le bien et le mal – dans les personnages de Totò ou de Carmela la putain au grand cœur en particulier – se côtoient, s’entremêlent, effacent leurs frontières.
Ne subsistent que la noirceur de la pauvreté et l’éblouissante lumière de l’innocence martyrisée.
Pas de rédemption, mais fuir peut-être… vers « la clarté d’un autre jour ».
Léon-Marc Levy
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