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Bonnes feuilles

Les travaux et les jours (extraits 7) (par Ivanne Rialland)

Ecrit par Ivanne Rialland , le Mardi, 02 Juillet 2019. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

Le jardin

Modeste carré entouré de haies de buis, il végétait tranquillement sous le règne de propriétaires insoucieux qui laissaient pousser l’herbe haute, quelques ronces, et ne haïssaient pas les orties. Le liseron s’entortillait dans le buis ; la menthe crépue, jamais coupée, méditait l’invasion du coin nord. À l’ouest, vaillamment, les hortensias résistaient à toutes les incuries.

Au sommet d’un vieux pin ombrageant les poubelles une corneille avait bâti un nid désordonné. Les fourmis s’affairaient dans les graviers de l’allée, les punaises s’accouplaient sous les feuilles d’une rhubarbe à l’abandon. Des gendarmes noirs et rouges et des coccinelles pâles formaient l’aristocratie d’une faune qui n’avait jamais vu de papillons.

Quelques abeilles rousses d’une ruche voisine dérangeaient tenacement les petits déjeuners d’été sur la table qui neuf mois sur douze rouillait là gentiment.

Les travaux et les jours (extraits 6), par Ivanne Rialland

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 18 Mars 2019. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

La mère

À contempler par la fenêtre une osmie rousse combler de terre humide le trou rond laissé dans le mur par le rivet cassé d’un vieux store, elle se sent posée sur un fragment résistant du réel et se demande soudain ce qui, de sa vie, lui échappe, à cette réalité que déploierait son regard arrêté sur l’insecte absurdement maçonneur, la petitesse du trou lui interdisant tout espoir raisonnable d’y faire son nid.

La fille

Dans des dimanches vides dont le temps infiniment dilaté se fige sous un ciel mat, elle va égarer ses quinze ans sur les dalles de marbre des musées parisiens, allant même poudrer ses jeans, un jour écrasé de chaleur, dans la poussière blanche des jardins de Versailles.

Les travaux et les jours (extraits 5), par Ivanne Rialland

Ecrit par Ivanne Rialland , le Lundi, 22 Octobre 2018. , dans Bonnes feuilles, La Une CED, Documents

 

Le fils

Dans l’herbe du jardin de banlieue mal entretenu par deux parents trop occupés, un bocal vide à la main, il guette. Il dédaigne les fourmis, trop communes, qui dessinent leur longue file jusqu’au haut du portail. Quelques mouches noires traversent les airs en un vrombissement discret. Il se déplace, le nez penché vers la terre, s’arrête un instant près d’une touffe de lavande, visite du bout des doigts les herbes aromatiques maternelles, et se dirige enfin vers le vieux rosier grimpant, son meilleur pourvoyeur. Pas de scarabée brillant parmi les pétales des roses à moitié fanées qui s’éparpillent au sol au moindre effleurement, pas même de coccinelle zigzaguant entre les épines, mais tout de même un gendarme à la robe noire et rouge, auquel il aménage aussitôt, dans le pot au couvercle percé, une vraie petite forêt artistiquement disposée.

Il gardera deux jours le pot sur le rebord de sa fenêtre, dissimulé par un coin de rideau, avant de libérer son occupant maussade près du perron.

Pour saluer la parution d’Au cœur des ténèbres dans la Pléiade, par Matthieu Gosztola

Ecrit par Matthieu Gosztola , le Vendredi, 05 Octobre 2018. , dans Bonnes feuilles, Les Chroniques, La Une CED

 

Pour saluer la parution d’Au cœur des ténèbres, au sein d’un volume spécial de la Pléiade, en voici deux extraits choisis, dans la très belle traduction qui nous est (re)donnée, de Jean Deurbergue :

 

Le soleil disparut, l’ombre s’abattit sur le fleuve, des lumières commencèrent à apparaître le long du rivage. Le phare de Chapman, juché sur ses trois pattes au-dessus d’un banc de vase, brillait d’un éclat vif. Des feux de navires se déplaçaient dans la passe – tout un remue-ménage de fanaux qui montaient et descendaient. Et plus loin à l’ouest, très en amont, l’emplacement de la ville monstrueuse avait laissé sa marque sinistre sur le ciel ; la masse pesante et sombre de tout à l’heure, au soleil, était devenue sous les étoiles une énorme lueur blême.

« Ici aussi, dit soudain Marlow, ç’a été un des coins obscurs de la terre ».

Les travaux et les jours (extraits), par Ivanne Rialland

Ecrit par Ivanne Rialland , le Mercredi, 15 Août 2018. , dans Bonnes feuilles, Ecriture, La Une CED

 

La mère

L’ivresse anxieuse d’un déménagement la plonge depuis de longs mois dans l’obsession d’une matérialité complexe et pléthorique. Excitante échappatoire aux routines quotidiennes, les savoirs qu’elle accumule finissent par la confiner dans un pragmatisme étroit qui nourrit en elle une colère rentrée. Performances multiples et contradictoires des lave-linge séchants, difficile navigation entre les carreaux de ciment et les carrelages cérame dont elle se fait expédier des échantillons par la poste, redoutables écueils des prêts immobiliers et des clercs de notaire, la fierté de cette expertise – récompensant les années d’expérience qui lui ont aussi blanchi quelques mèches de cheveux, et des qualités de caractère qu’elle juge trop méconnues par ses proches – cède la place à une vague honte de ces préoccupations bourgeoises et une envie grandissante de tout laisser couler, de se gentiment faire avoir, de ne plus se préoccuper de la couleur du parquet ni de la peinture des murs, de vivre deux ans s’il le faut au milieu des cartons, sachant que, quoi qu’elle fasse, la peinture se tachera, le parquet se rayera, les meubles de cuisine s’écorneront, si vite que pour y résister, pour ne pas souffrir d’une macule de sauce tomate ou d’une lame mal posée, pour ne pas souffrir d’en souffrir, il vaut mieux dès l’abord royalement s’en foutre.