Blizzard, Marie Vingtras (par Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard)
Blizzard, Marie Vingtras, Éditions de l’Olivier, août 2021, 181 pages, 17 €
Edition: L'Olivier (Seuil)
Tout lire, lire la moindre lettre, y associer une autre et n’en gâcher aucune. Le premier mot d’un livre. Son titre. Les numéros de pages n’apparaissent pas encore, je m’installe, il est 8 heures du matin, à l’intérieur d’une brasserie, la terrasse comme ligne d’horizon. Il fait beau, il fait froid.
L’Alaska. Le blizzard.
Une brasserie, un boulevard, une capitale. Je veux commencer tôt la lecture, être éprise, surprise et me jeter d’emblée dans ce blizzard, à cette heure où les êtres ont le dos voûté, faisant face à la ville. À l’intérieur, deux tables occupées, et au comptoir, des cafés avalés en deux coups de tête, le comptoir pour support, à la rigueur Le Parisien et ses titres. L’émotion et trois lignes de clients qui se succèdent.
L’auteur. Le titre. L’éditeur. L’ISBN, j’additionne les treize chiffres, peut-être pour y trouver un indice. Une incidence. L’éditeur à nouveau, l’année, le texte de loi du Code de la propriété intellectuelle. Une dédicace, à Elena et Arto. Page 9. La voix de Bess est resserrée, la densité de ses phrases est telle que pas un courant d’air ne passe. Une femme. Un homme. J’avance à tâtons et j’aime cette sensation-là. C’est l’histoire, pas encore installée, naissante et assurée. Ce sont des phrases étroites qui d’emblée me coupent la respiration. Un homme. L’accord du verbe, en page 12, le dénonce. L’histoire par degrés se forme, graduellement impose ses contours. Et ses bords se soulèvent, comme ces rideaux aux fenêtres lorsque le vent s’y engouffre, de plus en plus violemment, se moquant des négligences des hommes. Les fenêtres laissées ouvertes.
Le drame.
Pas besoin d’en faire des tonnes, proclame mon voisin, deux tables plus loin. Bess est sortie avec l’enfant, elle s’est baissée pour refaire son lacet, son doigt a gelé, non, l’enfant a lâché sa main, s’est enfoncé dans la neige ou le blizzard. Il a disparu. L’histoire, je ne la lis pas, je la regarde, Bess, coupable, ne l’est-elle pas, je sais que c’est plus complexe que ça. Benedict. Cole. Freeman. Autant de polyphonies dans le livre et tout autour, dans cette brasserie kaléidoscopique aux heures de pointe, un jeudi matin sur un boulevard en lettres capitales. Ils sont distincts et pourtant non, pas encore, ils ont les mêmes images et des mots similaires, plus tout à fait, ils ne savent pas ce qui les attend ou ce qui va suivre. Se séparer. L’autrice les dissèquera plus tard.
Ils sont tous audiovisuels, dirait Jean Echenoz, s’il était assis deux tables plus loin, Marie Vingtras viendrait m’interpeller, voire me taper sur l’épaule, s’assoir à ma table, commander un café, le ferait-elle, attirant mon attention sur cette phrase plus qu’aucune autre ou m’expliquant pourquoi elle a utilisé tel ou tel mot, telle ou telle représentation. Perdue dans le blizzard. Je me retourne sur cette femme, elle marche droit, sur une ligne tracée pour elle, effacée par le blizzard, impossible pour elle de faire demi-tour. Et le gosse alors, il est où, qui est-il, comment, pourquoi. Patience. La phrase, page 20, que je relis en boucle, laquelle, je recommence, je commande un café. Et demande un verre d’eau chaude. J’ai froid. Le service est lent, c’est bon, c’est chaud. C’est bien ainsi. Je suis seule pour lire, le bon sens dans les mains des hommes, en cette région du monde où les ressources sont. Les hommes de l’Alaska sont burinés à l’alcool, au gel, par l’eau sous toutes ses formes, leurs angoisses logées dans les moindres craquelures. Ou leurs démons. Ils sont quatre. Ils sont seuls. Trois hommes et une femme. Un fusil, une cibi, une paire de raquettes, une motoneige. Le blizzard. Chacun définit l’autre, Bess définie par ce qu’en dit Cole, Benedict par ce qu’en livre Freeman, l’autre, le personnage ou le prénom cité, que rien autour n’accroche, nulle aspérité pour s’y lier.
Paysages à la David Vann, ou David Lynch, je songe à Twin Peaks et à sa musique comme autant de ponctuations dans le texte, celles précisément qui permettent de remonter à la surface pour voir les couleurs danser. Il n’y en a pas sur cette route qui monte et se meurt, pendue, oui pendue dans une forêt de pins, tous prêts à mourir pour la scierie plus loin. Le son infernal des machines. Les coupes et les crissements sur les écorces. Les drames, entre. Et le blizzard pour faire disparaître leurs traces sur la neige, les fautes des êtres, ou rompre les liens entre eux. Disparaître tout en existant toujours en préservant ses secrets, un secret ne l’est jamais vraiment, déclare mon voisin, deux tables plus loin, jamais longtemps tant que les êtres se parlent entre eux, parlent d’eux, s’aiment ou se haïssent.
Entre eux. Impossible de disparaître. À qui s’adressent-ils, Bess, Freeman, Cole, Benedict, leurs pensées intimes livrées au blizzard, est-ce toujours ainsi face au vide, face à la mort, face à la Nature, et ses racines ensevelies dans lesquelles ils se prennent les pieds. Ils se parlent et, sans retours, je lis chacun. Chacun leur tour, chaque chapitre comme une sorte de pensée intérieure faite d’écueils et de mensonges, leur péché à chacun consigné dans un carnet rouge à couverture de cuir, retrouvé dans une cabane abandonnée, oublié sur une étagère, caché dans une boîte que je ne suis pas censée ouvrir.
L’alternance m’essouffle. La forme à l’intérieur du livre, alors qu’au dehors, le blizzard floute, déstructure, peut-être est-ce cela que Marie Vingtras a cherché à produire. Son intention première. Fatiguer le cheminement par cette alternance de voix, l’une après l’autre, sa suite et son écho. Flouter jusqu’à son propre nom.
Devrais-je déjeuner. Ou imaginer qu’elle me rejoindrait pour tenter de s’approcher ensemble du foyer du livre, le secret qui l’anime ou menace de le consumer. Ça y est. L’histoire est posée, page 100, eux ils ont les tripes à découvert, tous en purge ou au purgatoire, ayant perdu la ligne, la trace, la courbe à suivre pour espérer être sauvé et entrevoir leur propre lueur.
La lampe laissée allumée, derrière une fenêtre, au cœur d’une cabane en bois.
J’ai froid. L’enfant perdu dans le blizzard tient le livre, il est le livre, jetant à la figure des quatre leurs tares ou leurs blessures, l’enfant perdu dans le livre dont je ne connais ni le prénom, ni le visage, mort de ne pas être né. Il n’est pas mort, l’enfant aux cheveux d’argent, l’est-il, c’est pourtant ainsi que je le vois. Pourquoi Bess et lui sont-ils sortis, pourquoi Freeman, Cole et Benedict se racontent-ils, ici précisément, et de cette façon-là. Patience. Au dehors, la neige est aussi blanche qu’une page vierge. Elle est tachée de sang. À qui se confient-ils, à eux-mêmes, de qui parlent-ils, d’eux-mêmes, alors qu’ils s’évertuent à se camoufler au dehors. Cacher l’enfant spolié par l’adulte.
Seize chapitres pour Bess, onze pour Cole, quinze pour Freeman et dix-sept pour Benedict, je compte le nombre de fois où ils prennent la parole, je pèse le poids qu’ils se partagent, l’aveu qui contamine tous ceux qui s’en approchent.
L’enfant s’appelle Thomas.
Le rythme est mécanique, presque systématique, il contracte la lecture. Les silhouettes m’échappent, sonores ou visuelles, les voix des personnages sont trop lointaines pour que je puisse les distinguer. Ils sont sans corps bien que ce dernier soit maltraité, étouffé, oublié, violenté, enivré, drogué ou abusé. Jusqu’à ce que le souffle manque, le rythme haletant comme un souffle de plus en plus saccadé. Ce qui me dérange est précisément cette oppression qui permet au livre d’être. Le blizzard et en lui, par lui les voix de Cole, Freeman, Benedict, Bess et de tous les disparus. Je redoute l’issue, de tourner la page suivante, son bruit qui me fait sursauter, j’oscille entre ne pas y croire et frissonner. Je vacille entre les pages, la rencontre lorsque celle-ci fait chavirer, il est peut-être là le fil rouge, la ligne ou la trame, qui peu à peu devient nœud, resserre la respiration et fait reposer le livre sur la table, entre les débris d’un déjeuner. Les courbes d’une lecture. Ou le pourquoi des actes. Écrire un livre, écrire à propos d’un livre, c’est peut-être cela, ne rien en dire de plus que cela, ce qui s’est passé entre, les émotions rencontrées lors et leurs incidences pendant la lecture. Après. Jusqu’à ce que le livre devienne autre, ligne après ligne, jusqu’à ce qu’il se multiplie, s’amplifie, existe sans disparaître entre d’autres mains.
Huit heures dans le blizzard, je quitte Le Mistral, sans avoir pu interroger l’autrice quant à cette petite boîte en bois, l’interroger quant à cette histoire-là, sa place entre les mots, le faut-il, son empreinte sur cette surface-là. Il est quatre heures de l’après-midi, un livre clos par des remerciements, cinq lignes, les mentions quant à son dépôt légal et sa date, le lieu de son impression, l’identité de son imprimeur, cinq lignes et trois pages vierges.
Un carnet rouge à couverture de cuir, la peau d’un animal mais laquelle, la peau arrachée, la peau balafrée, la peau volée à l’autre et ses révélations gravées dessus. Celui aussi que j’utilise.
« C’est un peu comme lorsque vous avez la sensation qu’un insecte vous chatouille l’oreille. Vous faites un geste pour vous en débarrasser, mais en réalité c’est une alarme, votre alarme interne, réglée au strict minimum ».
Trois cafés, 7,50 euros
Une formule déjeuner entrée/plat, 15,90 euros
Un thé vert, 4,50 euros
2,10 euros de pourboire. J’aurais pu laisser davantage. Rester davantage. J’aime les comptes ronds. Être bousculée aux heures de pointe.
J’ai laissé le livre, le pourboire dessus. J’ai oublié mon carnet, pourquoi, je n’ai pas fait demi-tour.
Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard
Marie Vingtras est née à Rennes, en 1972. Blizzard est son premier roman.
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