Biribi, Georges Darien (par Patryck Froissart)
Biribi, Georges Darien, Editions de Londres, réédition format Poche, 2011, 360 pages 7,10 €
Biribi est un terme officieux qui désignait, non un lieu unique, mais un ensemble de compagnies disciplinaires installées dans des camps pénitentiaires, dans l’Afrique du Nord en cours de colonisation au XIXe siècle, où étaient déportés et internés les militaires français réfractaires ou indisciplinés.
Biribi est le titre d’un roman écrit en 1888 par Georges Darien et publié en 1890 par l’éditeur Alfred Savine, dont les éléments se fondent sur l’expérience personnelle de l’auteur.
« Le récit s’inscrit, dit en préface l’éditeur, dans la catégorie des romans et récits carcéraux, dont Le zéro et l’infini d’Arthur Koestler, Souvenirs de la maison des morts de Dostoïevski, ou encore Letter from Birmingham jail de Martin Luther King et les textes de Nelson Mandela. Il est aussi à l’origine du reportage d’Albert Londres sur ces mêmes camps disciplinaires, Dante n’avait rien vu, dont la publication entraînera la fermeture de… Biribi ».
L’auteur est un révolté. Tout au long de sa vie et de sa carrière littéraire, il s’attachera à dénoncer les bourgeois, la guerre, les catholiques, les antisémites, les nationalistes revanchards, les colonialistes, les exploiteurs, les pauvres soumis (dans une tradition littéraire qui n’est pas sans rappeler La Boétie et le Discours de la servitude volontaire (préface de l’éditeur).
Le personnage narrateur, portant le nom de Froissard (sic) et s’exprimant à la première personne, raconte sans fioritures les circonstances qui l’ont amené à prendre ses distances, dès son adolescence, avec le quotidien bourgeois, à la morale étriquée, de sa famille et, dédaignant le mode aléatoire de la conscription obligatoire par tirage au sort, à s’enrôler comme volontaire, tout en saisissant au moment même de la signature la contradiction entre cet engagement dans une structure soumise à un règlement rigide et sa volonté de se libérer du carcan des valeurs bourgeoises et des règles sociales en vigueur dans la vie civile, mais en acceptant cette contradiction comme étant le seul moyen de rompre avec son milieu.
La chose que je viens de faire, je le sais, était une chose forcée ; mais je sens que c’est aussi une chose bête, triste, et, qui plus est, irréparable.
Dès son incorporation, Froissard est confronté à la discipline forcenée que font régner dans l’armée française de cette époque des galonnés convaincus que leur mission est de faire de chaque homme sous leurs ordres un automate prêt à exécuter les ordres les plus insensés. Malgré les efforts louables qu’il fait durant les premiers mois pour s’intégrer, il devient vite par son comportement, de petites « réponses inconvenantes » en légers retards, l’un des troupiers portant sur son livret, pour les motifs les plus futiles, le plus grand nombre de « punitions », et il s’attire en conséquence la hargne des sergents qui, cercle vicieux, guettent de plus en plus la moindre occasion que leur offre volontairement ou non Froissard, un geste, une grimace, un mot, pour ajouter une ligne à son palmarès et pour signaler aux officiers supérieurs la conduite non réglementaire, puis l’indiscipline récurrente de ce mauvais Français. Il y met pourtant du sien, le Froissard. Mais cela ne marche pas. Même pas capable d’astiquer convenablement, comme un vrai soldat doit savoir le faire, ni ses bottes, ni la crosse ni le canon de son fusil, ce que notre homme rapporte avec humour :
Il y a encore une autre chose qui achève de me mettre mal dans les papiers de mes chefs. J’astique d’une façon déplorable ; et, malheureusement, on est assez porté, dans l’armée, à juger de l’intelligence d’un homme d’après le degré de luisant et de poli qu’il est capable de donner à un bout de fer ou à un morceau de cuir. « Faites-vous astiquer ! » me répète le capitaine, qui maintenant me fourre dedans, régulièrement, à chaque revue. Je n’ai pas le sou. Je ne peux pas me faire astiquer.
– Alors, vous n’arriverez à rien.
Ça ne m’étonnerait pas.
En attendant, je couche en permanence à la salle de police.
C’est dans cette salle de police que se joue la suite, en moins de temps qu’il n’en faut pour l’écrire :
Un soir, on vient m’y chercher. Il paraît qu’il y a du nouveau. On mobilise une batterie pour l’envoyer en Tunisie. On a dressé une liste des hommes qui la composent et je suis inscrit un des premiers. – Quand part-on ? – Dans deux jours. Vous emmenez vos chevaux, sans harnachement, sans rien…
En Tunisie, Froissard découvre avec dégoût les réalités triviales de la mission civilisatrice de l’armée coloniale.
Les femmes, le jeu, l’alcool, voilà les trois produits de notre civilisation avec lesquels nous faisons honte aux indigènes de leurs mœurs grossières et sauvages.
Dans un premier temps, le train-train militaire, ponctué par les permissions de sortie dont il profite pour observer avec intérêt le pays et ses habitants, paraît presque supportable. Mais deux heures de retard au retour d’une de ces excursions lui valent à nouveau la prison. Dès lors les punitions, infligées en rafales par des sous-officiers lui ayant collé la qualification définitive d’irréductible insoumis, s’enchaînent et s’aggravent jusqu’à son internement dans un des bagnes disciplinaires de Biribi, puis dans un autre, des endroits épouvantables, isolés, enclos concentrationnaires hideux où il vivra dans les conditions les plus inhumaines trois longues années de galère.
La lecture en est poignante, jusqu’à en être souvent insoutenable. L’auteur reproduit crûment, dans une langue à la fonction violemment impressive, l’état de brute en lequel on s’obstine à le réduire par la succession interminable des brimades, des coups, des humiliations, des privations, des exactions dégradantes, des sévices accompagnant l’accomplissement forcé de tâches n’ayant aucun sens, aucune utilité. Le lecteur d’aujourd’hui ne peut s’empêcher de reconnaître dans ces tableaux infâmes une tragique esquisse des horreurs des camps de concentration du siècle qui a suivi celui de Biribi.
Malgré tout, une indomptable force de volonté lui permet de survivre, au milieu de l’hécatombe qui sera fatale à nombre de ses misérables compagnons de bagne, officiellement déclarés « morts pour la France » au terme d’un odieux calvaire. Le récit, évidemment postérieur à sa libération, de cet autre témoignage de ce que l’homme est capable de faire subir à ses semblables, en est, souvent marqué d’un humour caustique, cinglant, de toute la dérision et de l’ironie propres à faire ressortir, par un violent écart entre le fait relaté et la tonalité de la relation, avec une acuité maximale la globalité sordide du tableau et les souffrances personnelles du bagnard. Y sont dénoncés ainsi avec virulence :
– les effets pervers, sociaux, économiques, culturels, sur les populations locales, des conquêtes coloniales, le racisme affirmé, les spoliations, l’exploitation, les meurtres gratuits,
– la corruption systématique qui gangrène sur place tous les échelons de l’armée, consistant par exemple pour les officiers responsables des compagnies à réduire drastiquement les rations pour revendre à leur profit les surplus ainsi dégagés,
– le caporalisme bête et méchant, la volonté expresse d’asservir, d’assujettir et d’abrutir les soldats indisciplinés,
– l’encouragement à la délation, à la pratique de l’espionnage mutuel, au rapportage, à l’invention de faux témoignages,
– l’obséquiosité, le léchage de bottes, le souci effréné de plaire au supérieur, ce qui donne lieu à cette saillie moqueuse : « J’ai toujours désiré avoir un colonel qui eût l’habitude de priser. Je suis convaincu que, chaque fois qu’il aurait sorti sa tabatière, les officiers auraient éternué »,
– et par-dessus tout l’ignominie, le sadisme et l’infinie inventivité des bourreaux dans la déclinaison des supplices à infliger aux victimes.
Froissard s’en sort sauf mais meurtri. Sa vengeance, il la mûrit, il l’élabore. Il a décidé qu’elle sera littéraire. Il n’en veut point d’autre. Ce qui donnera ce roman antimilitariste à l’extrême, dont on peut citer en conclusion l’une des expressions les plus acerbes :
L’armée, c’est le cancer social, c’est la pieuvre dont les tentacules pompent le sang des peuples et dont ils devront couper les cent bras, à coups de hache, s’ils veulent vivre. Ah ! Je sais bien : le patriotisme !… Le patriotisme n’a rien à faire avec l’armée, rien…
Lire Biribi, c’est prendre une douche glacée : ça fait mal, mais ça lessive, et ça remet les idées en place.
Patryck Froissart
Georges Darien, né Georges Hippolyte Adrien en 1862 et mort en 1921, à Paris, est un écrivain français de tendance anarchiste, frère du peintre Henri Gaston Darien.
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