Béton armé, Philippe Rahmy
Béton armé, septembre 2013, 208 pages
Ecrivain(s): Philippe Rahmy Edition: La Table Ronde
Ce qui frappe tout de suite et fascine, à la lecture du livre de Philippe Rahmy, Béton armé, c’est la force de vie et de mort qui parcourt le texte. Vivre, mourir, survivre et voyager, toujours au bord, d’une rive à l’autre. Entre souvenirs, plongée intérieure, exploration extérieure, le voyage au cœur de la ville devient un voyage au centre de soi-même dans des descentes infernales.
L’écrivain, atteint de la maladie des os de verre n’a jamais voyagé, « Je suis né sans espoir de guérison ». Il a accepté pourtant une invitation pour une résidence d’écriture à Shanghai, et c’est une véritable aventure qui nous attend, et qui l’attend, d’autant que dans son cas, « voyager aussi loin [lui] donne un aperçu de ce que serait vivre toujours ».
Un voyage dans la ville et dans la vie, oui, un défi, la vie contre l’immobilisme, contre la mort. « [Le] voici à Shanghai, un grand vide dans une enveloppe de béton armé », un voyage dans une mégalopole, au centre de lui-même, au cœur même de l’écriture, « l’écriture, traduction du silence intérieur, la ville, affirmation bruyante du monde ». Car il s’agit bien de « voyager à travers le langage comme à travers le paysage ».
Dire la ville, la scruter de tous ses yeux, ceux de l’âme et ceux du corps. Entrer dans la touffeur de la ville, dans la traîne du ciel mouvant, en état de grâce, « l’inconnu n’existe pas ».
Et soudain quelque chose se produit dans l’écriture même.
La méditation sur la ville se fait incursion intérieure. C’est la vie souterraine qui s’impose, qui remonte à la surface, les origines, l’identité, les puzzles des souvenirs d’enfance, « quelle place faire à la mort en soi pour écrire ? » Shanghai fantasmée, érotisée. « Shanghai et moi avons le même goût pour la violence ».
Par la grâce d’une description de la ville au scalpel, Philippe Rahmy nous enveloppe dans le silence cotonneux de ses mots et nous offre son « impression de vivre un rêve éveillé ». La violence qui parcourt le texte est sexuelle, physique, on l’éprouve dans nos corps, même et surtout lorsqu’elle prend en référence le totalitarisme politique, cependant que la poésie toujours parvient à se glisser entre les lignes, comme au milieu de fusées d’artifice, le jour de la fête de la lune, quand « l’hiver glacé d’éclairs, le printemps bourdonnant, l’été incandescent, puis l’automne interminable, un voile de braises tendu sur l’horizon » atteint au bouquet final. Nous avançons – tendus vers ce qu’il nous restitue – avec lui, seul point sur la plage, « au milieu de cette étendue immense, uniforme », « inerte comme de la cendre »,comme lui ou comme ce chien, « la truffe collée au sol », prêts à avancer dans cette ville ou dans nos vies, prêts « à creuser à en perdre haleine pour déterrer des os ».
Malgré les grondements de la ville, son agitation incessante, ses automates aux yeux délavés etmauvais, qui gloussent et se déplacent à grandes enjambées, on est l’œil de l’observateur en perpétuel silence, dans la solitude de son être-là. « Qui refuse sa nuit vit en aveugle » nous prévient le narrateur. Aubes, réminiscences, incendies des souvenirs… Et l’écriture se déploie dans l’observation et la précision, dans la douceur des mots, en une litanie de petites phrases précieuses comme des diamants purs. « On n’écrit jamais que sur des cendres ». Les souvenirs affluent par analogie des choses vues, jusqu’au dernier… qui viendra briser la glace. « On écrit pour faire taire la bête en soi »…
Quelque part entre Shanghai et un souvenir d’enfance, un seul murmure, une seule ombre dans la toile de Shanghai ne se sont pas révélés. « Ami, frère, je t’ai cherché dans la foule chinoise comme si je marchais dans le royaume des morts ». Dans ce tableau de la ville, brossé de main de maître, un seul souvenir pourtant vivace, trop longtemps vivant dans sa mémoire n’avait encore su se creuser un sillon, une promesse faite de ne jamais oublier. Par la magie de l’écriture révélée, le voilà éclaté aux quatre coins de Shanghai. Désormais, délivré de cette nuit, libérant par là-même l’ami, le frère, lui permettant d’accéder aux étoiles, il peut, lui, Philippe Rahmy, retourner parmi les vivants.
Marie-Josée Desvignes
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