Bérénice 34-44, Isabelle Stibbe
Bérénice 34-44, 316 p., 18 €
Ecrivain(s): Isabelle Stibbe Edition: Serge Safran éditeur
La force d’une vocation artistique peut-elle tout occulter ? Peut-elle faire oublier le monde extérieur, surtout lorsque ce monde s’assombrit dangereusement ? C’est la question qu’aborde Isabelle Stibbe dans son premier roman, Bérénice 33-44.
C’est le récit d’une jeune fille, adolescente dans le Paris des années de l’entre-deux guerres, qui étouffe un peu dans sa famille, d’origine juive russe par son père, Maurice Capel né Moïshé Kapelouchnik, et par sa mère, née Valabrègue, appartenant à une vieille famille juive du Comtat Venaissin. Prénommée Bérénice en raison de la fréquentation par son père, au cours de la première guerre mondiale, d’un instituteur, Louis, très Troisième république, amoureux du théâtre classique et de Racine. Bérénice pressent, très tôt, que son existence va être remplie d’ennuis, de renoncements, si elle ne se consacre pas de toutes ses forces à la réalisation d’un rêve qui revêt les caractères d’un impératif pour elle : monter sur les planches. Elle s’en aperçoit en assistant à une représentation de la Comédie-Française, Lorenzaccio. Elle y éprouve l’appel de la vocation, la sensation du sacré dans le statut de comédien :
« Sans s’en rendre compte elle venait d’introduire le sacré dans cette enceinte rouge et or. Désormais, le monde se partageait en deux : d’un côté les prêtres du théâtre – assemblée de ministres du culte composée des artistes – de l’autre les païens : ces gens qui s’éventaient avec le programme, discutaient chapeaux et coiffeurs, dîners en ville (…) ».
Le monde qu’elle pénètre est alors passionnant, inédit. Elle découvre le Conservatoire de la Rue de Madrid après avoir passé avec succès l’examen d’entrée. Elle s’y fait des camarades, parmi lesquels Robert Manuel, affronte l’autorité de Louis Jouvet, professeur au Conservatoire, qui la fait rapidement progresser. Pour Bérénice, la rupture avec sa famille doit être totale pour s’accomplir, pour réaliser ses rêves les plus chers. Ainsi s’échappe-t-elle du foyer familial, se fait procurer des faux papiers par une amie, richissime, qui l’a recueillie chez elle. Elle prend son pseudonyme, de Lignères, et se démarque définitivement, du moins le croit-elle, de ses origine juives.
Après être entrée à la Comédie-Française en 1937, elle joue au cabaret Le Chat Huant. Elle rencontre Alain Baron, avocat et poète, ainsi que Nathan Adelman, réfugié politique ayant fui le nazisme, compositeur, qui rompt avec son engagement communiste après le pacte germano-soviétique de 1939. Tous ces personnages ont en commun avec Bérénice la conviction que la civilisation, les valeurs universelles de la culture peuvent et doivent s’opposer à la barbarie, constituer un rempart face à elle.
Pourtant, l’histoire rattrape Bérénice. Arrive la défaite de 1940, les premières mesures antisémites, le statut des Juifs de l’automne 1940. Cette situation catastrophique a pour conséquence la détention de son amant Nathan Adelman dans l’enceinte du stade Rolland Garros, dont on apprend au passage qu’il a servi de lieu d’internement durant la drôle de guerre… Bérénice, probablement dénoncée par une collègue de la Comédie-Française, est contrainte de quitter la vénérable institution en raison de la révélation de sa judéité. Il y a toute une description de la vie de cette institution, de son organisation, de sa hiérarchie, de son indifférence au monde aussi : « Surtout, elle commençait à se rendre compte qu’au Français, ils avaient été terriblement égoïstes. Mis à part la Brette, alertée bien avant la guerre de la gravité de la situation, qui s’intéressait sérieusement la politique ? ».
Ce qui ébranle vraiment Bérénice, c’est la décision de Jacques Copeau, successeur d’Edouard Bourdet à la tête de la Comédie-Française, de céder aux exigences de l’occupant nazi : purger la troupe de ses éléments d’origine « israélite ».
Le rêve de Bérénice est brisé par la déception de voir une institution aussi prestigieuse, à laquelle elle a tant donné, sombrer dans le collaborationnisme, dans l’injustifiable. Pourtant, sa conviction que la culture peut changer la vie, l’embellir, ne la quitte pas vraiment. On apprend qu’elle se met en relation avec des grands du théâtre tels que Jean-Louis Barrault ou Jean Vilar, à qui elle écrit régulièrement. Bérénice s’engage en 1944 dans l’Armée Juive, organisation juive sioniste ; elle est arrêtée lors d’un banal contrôle de police dans un café et démasquée par suite d’un impair d’une de ses interlocutrices qui l’a appelée par son vrai prénom. Elle est déportée et meurt en camp.
Les qualités de ce roman sont multiples : Isabelle Stibbe nous fait partager l’enthousiasme de ses personnages, de Bérénice, de Nathan, d’Alain, qui veulent croire à la pertinence de la culture comme valeur. L’auteure nous rappelle que l’histoire, cruelle et arbitraire, peut emporter les bonnes volontés, et foudroyer des destins prometteurs. La reconstitution du Paris théâtral de l’avant-guerre est très réussie, les personnages attachants. On éprouve de l’empathie pour eux, de la tendresse. Ce roman est un hommage à la nécessité de l’idéal, de la passion, dans une vie humaine. Il rend aussi hommage aux victimes de cette sinistre période de notre histoire. C’est ce qui emportera l’adhésion du lecteur.
Stéphane Bret
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