Bénie soit ma langue, Journal intime, Gabriela Mistral (par Didier Ayres)
Bénie soit ma langue, Journal intime, Gabriela Mistral, éditons des femmes-Antoinette Fouque, octobre 2024, trad. espagnol (Chili), Anne Picard, 270 pages, 23 €
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Rencontre
Avec ce livre que publient les éditions des femmes-Antoinette Fouque, je me suis trouvé dans la position amie d’une rencontre, lecture provoquant une amitié littéraire immédiate et forte à propos, et d’une grande densité. Je dis ami avec toute la force de l’épithète, au sens presque littéral, rencontre de l’Autrui évangélique, découlant d’une connivence tacite avec l’œuvre de ces cahiers qui balaient l’existence de l’autrice de 1905 à 1956. Une fois cette confession faite, il reste à m’expliquer comme à moi-même comment je suis rentré dans ce texte.
Ces 18 cahiers proposent une découverte kaléidoscopique du travail de la poétesse chilienne, Prix Nobel 1945. Avec eux, nous sommes à mi-chemin du journal et de l’autobiographie, ce qui rend saisissants tous les détails d’une vie passée à devenir une poète. La durée, en quelque sorte abolie, décrit le récit d’une vie, d’une vie d’écriture, écriture qui se développe avec et pour la vie, énonce sans fard les aléas d’une femme pauvre ballottée entre les pays, la pauvreté et l’acrimonie de l’intelligentsia chilienne – ce qui fut particulièrement dur pour la sensibilité de Gabriela, victime de rumeurs qui la blessaient.
Il faut comprendre que Gabriela Mistral est d’abord écrivaine, et que de cette manière tous les éléments vivaces de son existence se retrouvent en elle comme éléments voués à la littérature. Elle cite L’Albatros de Baudelaire, et elle s’identifie à ce destin de création et de dureté du monde.
Chagrin définitif : la mort de ma sainte mère. Je vivais, un peu surnaturellement, de sa présence en ce monde. Malgré ma foi, je me retrouve seule, mon âme enfouie sous une vilaine poussière. Je voudrais lui parler des nuits entières maintenant, quand j’ai du mal à m’endormir et que l’obscurité m’emplit de peurs terrestres. La prière ne m’élève que très peu et l’épreuve de la foi que je subis est très dure.
Écrire, pour le Prix Nobel de littérature 1945, attribué à cette Chilienne née en 1889 et disparue en 1957, c’est cheminer sur une crête, et surtout aller l’amble avec sa prose en cherchant la vérité que l’on ne peut pas qualifier de naturalisme ou de vérisme (ce qui aurait pu être une entrée dans l’univers de la poésie). Non, elle est une poète liée à son destin chilien, à sa langue maternelle, lui faisant suffisamment confiance pour passer les idées d’écoles et se consacrer à la vérité du monde. Sujets lyriques, tristesse empruntée à la saudade brésilienne, nostalgie, mort, amour : voilà le petit univers de Gabriela, dont déjà la totalité du monde suscite son intérêt.
Marcher est une merveille oubliée par notre époque. Pas marcher, comme les Anglais, en faisant le même trajet. Mais faire à pied tous les trajets relativement proches du village. Marcher me ravive le corps et l’esprit : il y a une âme des marcheurs et une âme des feignants.
Il faut ajouter un point important, c’est la pauvreté. L’autrice avoue que souvent elle se trouve en péril économiquement. Elle parle donc d’argent sans détour – comme aussi sans détours des vilénies et des jalousies qu’entraîne sa carrière brillante. Pauvreté et exil. Tout cela la pousse à l’introspection, à se regarder vivre sans détour encore une fois.
Être une femme étrangère et seule rend mélancolique et plus encore. Il est très triste de vieillir à l’étranger, de lire des nouvelles étrangères, d’apprendre des choses qui ne nous servent plus à rien dans la vie. Pour moi la vie a été la lecture et l’écriture. Que le Seigneur m’accorde une bonne nuit aujourd’hui et toujours !
Autre chose primordiale pour la compréhension de ce livre-traversée c’est la relation au Chili, et au-delà de lui, à la topographie, aux paysages, à la nature (sa seule compagne sans tache). Gabriela Mistral conçoit ce lien par rapport à sa langue bénie. L’espagnol est pour elle un terreau, le terreau de l’âme. Jamais l’écrivaine ne trahit son pays natal. Toujours elle y songe avec nostalgie et saudade. Importance également du corps, du corps sensitif ou sensuel. Le corps malade, le corps comme lieu incertain, le corps aromatique – une odeur de sainteté ? Quoi qu’il en soit, son corps l’interroge, autant par le sens le plus mystique de l’olfaction, que par celui presque peccamineux de la bouche (qui ressent le goût de la fameuse madeleine trempée dans une infusion). En tout cas, nous sommes dans le vécu, sans une abstraction qui pourrait masquer un manque de faits réels à apporter au moulin des cahiers.
Il faut aussi souligner que cette œuvre est riche de propos spirituels. L’existence spirituelle de la poétesse, abondante, poursuit sa maturité en elle par la joie de l’écriture qui se trouve ainsi véhicule vers la divinité. Sa langue est ample et absorbe le politique, le sacré, la nature, les idéaux gréco-latins, la « chiliennité », l’art poétique, ou encore la solitude.
Je suis aussi cette voisine colporteuse, cette Chilienne joueuse qui apparaît dans les lettres. Mon âme, au fur et à mesure que la vieillesse la dessine, devient, je crois, de plus en plus orientale, c’est-à-dire indigène. Et à l’égard des Indiens, je suis passée de la compassion à l’amour, à l’amour de ma vie, l’amour le plus pur et le plus fort jamais vécu. Il faut vraiment avoir au moins une goutte de sang indien pour comprendre cette race aussi secrète et profonde que les Chinois.
Reste de tout ceci une lutte : lutte pour survivre économiquement, tout en venant d’une famille pauvre ; lutte essentielle de l’action d’écrire ; lutte pour toujours faire chanter sa prosodie, mais sans artifice, où le juste modère l’injuste, où le dissonant modère l’euphonique, où l’éclat du Nobel n’est qu’un bref passage d’orgueil. Ce qui compte fondamentalement c’est écrire en tant qu’être-femme qui s’échoue et vient se blottir sur l’Être ; créature, artiste, témoin d’un état du monde.
Je cherche une parole primordiale, des mots droits, des mots ni avares ni rebattus, durs comme les essieux en bois d’aubépine de mes chariots de Montegrande. Ce qui n’a pas changé en moi, c’est mon contact avec le réel, des sens affûtés qui effleurent le monde dans une extase que même la mort n’interrompra pas. Mais ce que je recevrai après elle, hallucinée, je ne pourrai jamais l’écrire, car on cesse là-bas d’être les canaux du chant, pour s’immerger dans le Chant.
Didier Ayres
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