Bélibaste, Henri Gougaud (par Sandrine Ferron-Veillard)
Bélibaste, 291 pages, 7,60 €
Ecrivain(s): Henri Gougaud Edition: Points
« Guillaume Bélibaste et tous ceux qui peuplent ce livre vécurent en ces temps de débâcle. Ils furent des gens de chair et de sens, non point comme vous et moi, car aucune vie n’est à une autre comparable, mais comme Dieu, ou le hasard, les fit ».
Nous connaissons la langue d’Henri Gougaud, la musique qui s’y loge, chaque mot dans son ton et entre, son essence. Sa partition. Chacun porte une image en mouvement et en fait son icône.
Le père. La première figure. Le quartier de pomme à la pointe du couteau. Les gueules des frères Bélibaste et le cadet, Guillaume. La maison de pierres. Les sécheresses meurtrières. XIIIe siècle, Sud-Ouest, Pays Cathare. Un meurtre.
Menacé d’être dénoncé, pour le meurtre ou la foi qu’il n’a pas, Guillaume doit fuir. De Cubières à Rabastens. Entre les gens d’armes et les gens d’église. « Misérables honneurs qui firent des docteurs du Christ des mercenaires du diable ! ».
Quand cette même langue sait restituer l’air des crépuscules le long des rivières. L’amble des cheveux. La teneur de l’éclairage. Au bord du Tarn. Et ce que les hommes se racontent devant les pierres jointes de l’âtre. Des images serties de mots. Les matières et leurs impacts. Les croyances engagées tenant à distance les désarrois, enchâssées comme autant de piliers pour s’y cacher, pour s’y tenir. Comme autant de croix plantées pour signaler les carrefours. Ou de nœuds sur des lignes, des lignes croisant le ciel. Les lignes horizontales sont pour le sol, les formes et les visages pour l’air bleu. L’espoir donc pour se maintenir debout jusqu’à la tombe. Jusqu’au bûcher. Certains croient que c’est Dieu qui les a créés, d’autres que c’est Satan.
Saliver leur sève. Et la coupe jusqu’à la lie. Échapper aux bouges, à la fange, aux braillements que les péchés enfantent. Soudoyer quelques soudards pour se soustraire à l’Inquisition. Et tomber à genoux devant l’effroi d’un corps gisant, mort dans le tombeau ou pourrissant sur le sol, grandeur nature. Le cœur sauvé des flammes. Songeons un instant aux gravures de Hans Holbein le Jeune, peintre et graveur allemand (1497-1543).
Nous ne vous conterons point Guillaume Bélibaste, Henri Gougaud tient son fil à merveille, les mots pendus dans les feuilles des arbres, fou, foireux, merdoiement, et tant d’autres encore dans l’air bleu qu’il suffit d’écouter. La foi muette et paisible comme l’arbre dans le bois des corps. Guillaume récite sans contrition, avec la rancune, le fiel dans la viande qui lui est interdite en tant que Parfait. Croyant sans amour. Le cheminement d’un homme tendu, non pas vers la foi mais vers lui-même, cette parfaite conscience que la foi ne se possède pas, la foi est la congruence d’un cheminement. Et sa beauté. Croire ou osciller entre ses valeurs et ses convictions. Entre ses démons et les désirs des autres. Le personnage de Guillaume est pictural, il est cinématographique.
« Elle se sentit simplement vivante en ce grenier, avec ce visage d’enfant qu’elle caressait contre son ventre, vivante comme tout ce qui respire sans questions l’air du monde, sans feu ni lieu où reposer son âme, mais sans plus de ténèbres où la perdre ».
Les femmes. Les figures féminines le sont également. Cinématographiques. Estelle, Bernarde, Alazaïs, Blanche, Raymonde, Jeanne, Esclarmonde, Mersende, l’enfant Sibille. Et le fils de Guillaume dont l’auteur semble nous promettre une destinée. Floutées, les silhouettes captent la lumière. Le halo, le brumeux. Le contraste entre chacune parce que chacune est éclairée à la bougie. Au flambeau. Sous le feu. Des femmes jeunes, des femmes tièdes, belles ou maternelles, vieilles ou maternantes, fortes et sereines. Ces femmes qui ne baissent ni le cou, ni la tête, et dont nul n’échappe au regard qui troue l’esprit. Lire la page 238, la page 239. Relire la voix des femmes.
Page 162, page 163, « Je ne sais pas ce que sont des fautes. Je sais les malheurs de Dieu parmi nous. Je sais qu’un homme qui tombe accablé devant sa bergerie en ruine a besoin d’une main sur son épaule. Je sais que les mourants ont besoin de nous pour nouer leur balluchon de vie et s’en aller confiants sur les chemins de l’au-delà. Mais je sais aussi qu’il est des douleurs invincibles ».
Jouir de sa vie dans la présence de l’autre. Il est précieux de revoir, et à voix haute, ces phrases, l’écho pas si lointain d’une pensée née à l’Est (1) coulant vers le Sud, se répandant telle l’eau qui jamais n’arrête son élan, le façonne, qui toujours sait contourner la pierre sans s’embarrasser de la raison.
Les bâtisses du monde, des Hommes et de la vie.
Les Cathares Occitans, les Amis de Dieu ou Bons hommes (traduction littérale du mot Bogomil). Le dernier Parfait est un visage qui s’impose, le même à tous. Sans doute existe-t-il le nom d’un acteur capable de cette lumière-là, générateur de couleurs sur la peau d’un tel personnage. La couleur du feu dans l’âtre sur leurs faces à tous. Cinématographique donc et poétique. La nature et les hommes et une langue stratigraphique, la nature et ses courbes, ses reliefs et le jeu sur elles. Sur les âmes. Henri Gougaud sait faire cela. Homme de radio assurément, homme de cinéma. Une langue qui, en ces temps, portait les reflets de la nature et sa connaissance, un filet poétique qui demande d’y revenir.
Guillaume doit partir. Fuir ou partir. Se déployer en s’extrayant de la maison réconfortante, des pierres polies par les ancrages de la table et les protections de la couche. Au risque de se rétracter.
Les saignées de sa terre natale. Les crucifix hagards et indifférents aux sorts des pauvres, des traîtres, des prélats, des marchands et des colporteurs, des paysans, aux bruits des lourdes portes en bois, à la fumée des salles voûtées, noires, aux brumes croisées des rues pavées et à toutes les ombres tenues en laisse. Des tavernes aux églises. Des bordels aux évêchés. Des salles des châteaux aux huttes des hommes de la terre, tous portés aux nues ou jetés aux immondices, voués aux gémonies pour être à la fois des dieux et des diables.
À l’image des hommes.
Garder au chaud dans la maison ou sur le ventre les pierres comme des talismans. Affronter la dernière nuit, tel le Christ en croix avant la croix, au Jardin des Oliviers. Guillaume sur le mont des Oliviers. La présence de l’ami traître. Ou l’illumination. Non point la conviction dans le dogme mais la conviction en sa matière. Entre l’intention et la croyance. Savoir détourner les yeux quand l’autre pleure abattu par le chagrin, poser une main sur une main qui tremble face à sa mort. Jouer avec la lueur de la chandelle dans un gobelet de vin. Et entrevoir. La magie. La superstition. Les croyances auréolant chacun, les aveuglant tous.
Ces auras optiques. Henri Gougaud sait faire cela. Tirer le fil, rouge ou bleu, jamais ne le lâcher. Et jamais ne lâche son lecteur.
Sandrine-Jeanne Ferron-Veillard
(1) Dimitre Anguélov, Le Bogomilisme en Bulgarie, Privat, 1972
Henri Gougaud est né à Carcassonne en 1936. Homme de radio, parolier de nombreuses chansons pour Jean Ferrat, Juliette Gréco et Serge Reggiani, poète et romancier, il partage son temps d’écrivain entre l’écriture de romans et de livres de contes. Auteur entre autres de : L’Amour foudre ; Le Livre des amours ; Le Grand Partir ; L’Expédition ; Le Voyage d’Anna ; Les Voyageurs de l’aube.
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