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Belgrade d’après Angélica Liddell

Ecrit par Marie du Crest le 29.06.15 dans Chroniques régulières, La Une CED, Les Chroniques

Belgrade d’après Angélica Liddell

 

Belgrade d’après Angélica Liddell et des textes de Clément Bondu, Emil Cioran, Dimitri Dimitriadis, Thierry Jolivet, Vladimir Maïakovski, Alfred de Musset et Friedrich Nietzsche

 

« Requiem Rock »

Tout commence dans le bruit de cloches, de sirènes, de la voix de Béatrice Schönberg, qui annonce à la télévision française la mort de Milosevic. C’est en 2006 et le président nationaliste serbe a été retrouvé sans vie, dans sa cellule à La Haye. Le plateau est Belgrade : chaises renversées, bruits de foule, de manifestations peut-être. Deux portes ouvertes sur la lumière de deux pièces d’un hôtel comme des alcôves de l’intimité : une chambre ; un homme qui s’active à ranger son lit et une petite salle de bains dans laquelle une jeune femme téléphone. Et toujours la même information en boucle : la mort du dictateur serbe. Mort d’un infarctus. Et dans la ville, les sirènes hurlent toujours. La fille se regarde dans la glace et les deux portes claquent en se refermant. Au-dessus, comme dans le ciel noir, surgit dans la lumière un jeune homme ; derrière un micro, coryphée en hoodie. On entend alors le mot KOSOVO. Fait-il un discours comme celui que fit Milosevic, « l’ogre des Carpates » en 1989 au champ des merles ?

Sur le plateau, l’émeute encore : dans la brume des fumigènes, des hommes se battent au sol, manient la batte de baseball.

Et le mot silence annonce la musique, le rock de la batterie, de la guitare électrique. La musique accompagne toujours le théâtre d’Angélica Liddell.

Les décors s’installent dans le noir, dans la course des jeunes comédiens. Une longue table, un peu comme celle d’un banquet populaire, avec ses chaises. Un homme assis, lit le journal, un autre type tient à la main un bouquet de fleurs factices (celles que les partisans de Milosevic déposent sur son cercueil à Belgrade). Une femme silencieuse. Et enfin, un homme au physique massif, portant une veste bleue d’un vieux survêtement des années 70, tournant le dos à la salle prend la parole. Dans le texte de Liddell, c’est « l’homme loyal envers Moscou » de la scène 3, Miserere. Il répète : « Vous voulez que j’aie honte ». On l’écoute (les spectateurs et les comédiens en scène). La musique s’installe à nouveau comme une basse continue accusatrice.

Nouveau tableau : des hommes traînent de vieux matelas, un homme en fauteuil roulant répète sans doute en serbe le même mot. Celui qui prend la parole est « une victime du communisme », scène 6. La mise en scène exclut les dialogues du texte, transforme l’ordre dramatique. Jolivet a choisi la noirceur absolue, la solitude absolue des êtres, le silence face à celui qui parle et la rage de la batterie, de la basse, des claviers et de la guitare électrique. Flagellation des corps dans l’ombre.

Un cadavre sous son linceul et le visage dans l’éclat blanc des projecteurs, d’un « médecin déçu », scène 12 et de la jeune femme silencieuse (Agnès). Le comédien chuchote presque, pour dire toutes les atrocités qu’il a vécues, celles de la puanteur des intestins sortis des ventres, de la souffrance humaine. Il finit par gagner derrière l’une des deux portes, une salle d’eau : prendre une douche pour se laver, se purifier de toutes ces horreurs, comme dans un tableau espagnol de supplicié.

La chambre d’hôtel et sa grosse lampe du début réapparaît, le jeune homme dont est tombée amoureuse Agnès, reste sur son seuil et observe, taciturne, celle qui va enfin crier sa détresse. Elle agite ses bras et ses longs cheveux comme une pleureuse antique. Sa voix rauque est presque cassée. Il la prend enfin et la tue. Dans ses bras comme une pietà inversée, il la ramène à l’intérieur de la petite chambre rouge aux deux crucifix et la dépose sur le lit. Il est maintenant dans la nuit de décembre sous la neige de théâtre, au bord de Danube, derrière son micro, un enfant perdu et révolté, un rocker tragique. Noir.

La jeune compagnie de la Meute n’a pas mis en scène la pièce de Liddell. Elle a fait un choix, celui d’un « requiem pour cinq acteurs et deux musiciens ». Célébration funèbre pour une Europe défaite et défunte, celle des Balkans et celle à laquelle nous appartenons. Peuples soumis, peuples candides, et peuples mis à mort.

Le spectacle de la compagnie lyonnaise, La Meute, collectif d’acteurs, a été coproduit par le théâtre Jean Vilar/ Bourgoin-Jallieu, et a été lauréat du festival de Théâtre Emergent, en 2014. Il a été joué au Théâtre du Rond-Point et au Centquatre à Paris ainsi qu’au théâtre des Célestins à Lyon, en juin 2015.

 

Marie Du Crest

 


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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.