Bazar, Bernard Pignero
Bazar, éd. Encre toile, juin 2017, 236 pages, 20 €
Ecrivain(s): Bernard Pignero
C’est un récit – précis et géographique en diable – ou bien une fable bourrée d’allusions métaphoriques, dont on guette l’arrivée de la morale de page en page, sans doute aussi un roman échevelé d’imaginaires. Bref, c’est un livre de Bernard Pignero.
Un tour du monde – rien que ça ! À la proue de bateaux improbables, par tous les temps, et bien plus, les époques. On y trouvera tout ou presque de ce qui nous importe ; la guerre et la misère, dans un coin d’Europe – Est /Sud, mais il se pourrait qu’on se trompe ; des machettes de djihadistes ou bien de quelques autres a-humains, si nombreux à peupler le monde de leur haine, la fuite pour survivre, évidemment, et l’amitié – souvent imprévisible, l’amour, bien sûr, toujours incandescent. Le grandir de tout un chacun, pas moins. Des ports, comme dans les chansons de Brel, des paysages des tableaux de Gauguin, des regrets – tellement – et le pied qu’on remet sur le pont de l’embarquement pourtant. L’ailleurs, toujours. Des pans entiers de littérature, la nôtre, nous visitent en clins d’œil élégants ; Diderot, Montaigne, plus d’une fois, Voltaire, ma foi, et Proust – ça c’est pour l’écriture. Chacun du reste fera sa propre cuisine en l’affaire, s’équipant à sa guise pour cette traversée conjuguant avant tout la liberté, et son prix.
« J’ai traversé tous les océans du monde pour me laver et ça n’a pas suffi… on ne se coupe ni des conflits ni des vanités du monde, on les étale devant soi, comme les cartes marines, avec le même risque de faire naufrage en cas de mauvaise lecture… le premier être que je croise en débarquant dans un port, c’est moi-même… cet étranger familier que j’essaye de semer… ».
L’homme qui parle, dont on ne sait ni le nom, ni l’origine – pardon, dont on connaît tous les noms et toutes les origines – est d’abord un enfant – facture classique et chronologique du récit – dont le grand-père tant aimé tient un « bazar », à moins qu’un souk (on sait que tous ces mots anciens ont fait sens dans ce qu’on appelait joliment jadis notre « entendement »). Dans ces pages – nos préférées du livre – on renifle des odeurs, des bruits, de la poussière et de ces ciels immuables, de ces bleus trop pétants pour être de vacances, du Mali, d’Albanie, ou bien de quelques terres d’ancienne Yougoslavie. De misère, sûr, d’instabilité, de menaces tant politiques que religieuses. De violence, enfin, inouïe, celle de ces massacres vieux comme la haine et inscrits dans la litanie de nos mémoires les plus actuelles : « L’un des petits était fou. Il avait vu exécuter ses frères, ses sœurs et tous ses cousins dans la cour de l’école, et depuis, il délirait ».
D’où le départ, le voyage, l’homme-valise, sa si lourde besace arrimée à la mémoire – se défait-on de la mémoire ? Afrique, le nord et la noire aux accents des rois nègres de Laurent Gaudé, de Patrick Grainville ; les lagons polynésiens – on entend en sourdine « les marquises » du grand Jacques. Des discussions inattendues du côté de Cuba – le socialisme, quoi-qu’est-ce – des femmes d’antan dans les haciendas du sud de l’Amérique, d’autres plus contemporaines mais non moins essentielles et – loin dans ces brumes légères qu’on respire au pied de l’Himalaya – carrément un royaume. Folies, décalages chronologiques et d’espaces à n’y pas croire ; parfois quelque chose passe de l’univers onirique mais philosophique, pas moins, d’un Dino Buzzati et son désert, d’un Italo Calvino et son baron perché…
On se demande plus d’une fois, dans ce vrai-faux road-boat-book, si notre bonhomme arrivera quelque part, s’il y a un bout à sa route, car on le suit, le plaint, l’accompagne ; on l’écoute raconter aux escales ; il comble en nous quelques besoins en termes de voyages, découvertes, ruptures et courage sans doute. Et, quand il avoue : « j’étais le voyageur des morts ; c’étaient eux qui m’avaient envoyé à travers le monde, pour voir ce qu’ils ne verraient plus. C’est eux que je baignais dans les lagons, et que je faisais dormir à l’ombre des palmes et des vanilliers », on est bien près des larmes, ce qui signe, on en sera tous d’accord, de ces écrits qui restent, loin après la lecture, de ces livres qu’on dira « de garde » comme les plus grands crus.
Martine L Petauton
- Vu : 2318